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— Il n’y a plus qu’à espérer que la distance nous sauvera, dit-elle, la mine sombre. Nous avons de la chance qu’il faille traverser l’espace pour arriver jusqu’à nous. Ça devrait être un goulot d’étranglement pour l’émigration, quelque progrès que fasse le vol interplanétaire. Mais nous devrons toujours rester sur nos gardes. En fait, ne parle pas trop de ces choses-là ici. Ne parle pas trop tout court.

Pendant les pauses-déjeuner, Nirgal demandait à ses gardes du corps – une bonne douzaine de Suisses qui ne le lâchaient pas d’une semelle, sauf pour dormir – de l’emmener à la cathédrale qu’on appelait le monstre. L’escalier d’une des tours était accessible au public, et tous les jours ou presque Nirgal prenait son souffle, gravissait l’escalier en colimaçon et arrivait, haletant et couvert de sueur, au belvédère. Par temps clair, c’est-à-dire souvent, on voyait la barrière lointaine, abrupte, des Alpes, qu’il avait appris à appeler l’Oberland bernois. Cette muraille blanche, crénelée, courait d’un horizon à l’autre, comme une grande chaîne de montagnes martiennes, si ce n’est qu’elle était couverte de neige sauf sur certains triangles exposés au nord, des triangles de roche gris clair qui ne ressemblaient à rien de connu sur Mars : du granit. Des montagnes de granit, soulevées par la collision des plaques tectoniques, nées dans une violence encore visible.

Berne était séparée de cette majestueuse frontière blanche par des collines plus basses, vertes, l’herbe d’un vert aussi intense qu’à Trinidad, les forêts de conifères d’un vert plus sombre. Tout ce vert… Nirgal s’émerveilla à nouveau de la quantité de vie végétale qui couvrait la Terre. La lithosphère disparaissait sous une couche ancienne, épaisse de biosphère.

— Oui, acquiesça Michel, qui l’avait accompagné un jour pour admirer le panorama. La biosphère forme une partie importante de la surface du sol. Partout où la vie surgit, elle foisonne.

Michel mourait d’impatience d’aller en Provence. Ils n’en étaient pas loin, à une heure de vol ou une nuit de train, et il en avait assez de Berne et de ses interminables arguties politiques.

— Il pourrait y avoir une nouvelle inondation ou la révolution, le soleil pourrait se changer en supernova qu’ils continueraient à palabrer. Je vous laisse. Sax et toi, vous vous débrouillerez toujours mieux que moi !

— Et Maya encore mieux.

— Sûrement, mais je veux qu’elle vienne avec moi. Si elle ne voit pas ça, elle ne comprendra jamais.

Seulement Maya était absorbée par les négociations avec les Nations Unies, qui commençaient à devenir sérieuses maintenant que les Martiens avaient approuvé la nouvelle Constitution. Les Nations Unies agissaient plus ou moins comme porte-parole des métanats tandis que la Cour mondiale soutenait les nouvelles « démocraties coops » ; aussi les discussions qui se déroulaient dans les diverses salles de réunion et par vidéotransmission étaient-elles vives et parfois hostiles. Importantes, en un mot. Maya allait au combat tous les jours ; elle n’avait pas le temps de se rendre en Provence. Elle était allée dans le sud de la France quand elle était jeune, disait-elle, et n’avait pas très envie d’y retourner, même avec Michel.

— Elle dit que toutes les plages ont disparu, se plaignit Michel. Comme si c’était le principal, en Provence !

Il pouvait dire ce qu’il voulait, elle n’irait pas. Pour finir, au bout de quelques semaines, Michel laissa tomber à contrecœur et décida de partir tout seul en Provence.

Le jour de son départ, Nirgal l’accompagna à pied à la gare, au bout de la rue principale, et agita son mouchoir lorsque le train s’éloigna. Au dernier moment, Michel passa la tête par la fenêtre et rendit ses signaux à Nirgal avec un immense sourire. Nirgal fut choqué de voir cette expression remplacer si vite la déception causée par l’absence de Maya. Puis il se réjouit pour son ami. Ensuite il éprouva une soudaine envie. Il n’y avait pas un seul endroit au monde, pas un seul endroit des deux mondes, qu’il ait envie de revoir comme ça.

Après le départ du train, Nirgal reprit la Kramgasse, entouré par la nuée habituelle de cornacs et de journalistes, et fit gravir à ses deux corps et demi les deux cent cinquante-quatre marches qui menaient en haut du Monstre afin de contempler la muraille de l’Oberland bernois, au sud. Il passait beaucoup de temps là-haut ; il lui arrivait de rater le début des réunions de l’après-midi, de laisser Sax et Maya commencer sans lui. Les Suisses menaient rondement les choses. Les réunions avaient un ordre du jour, démarraient à l’heure, et s’ils n’arrivaient pas au bout du programme fixé, ce n’était pas de leur faute. Les Suisses qui se trouvaient dans la pièce étaient comme ceux de Mars, comme Jurgen, Max, Priska et Sibilla, avec leur sens de l’ordre, leur goût des choses bien faites, leur amour invétéré du confort, de tout ce qui était bien et prévisible. Cette attitude arrachait à Coyote un ricanement dédaigneux. Il la considérait comme nuisible à l’existence. Mais en voyant l’élégante cité de pierre qui s’étendait à ses pieds, avec ses fleurs luxuriantes et ses habitants prospères, Nirgal se disait qu’elle devait avoir du bon. Il avait été sans foyer pendant si longtemps. Michel avait sa Provence ; aucun endroit ne comptait à ce point pour lui. Sa maison natale gisait écrasée sous une calotte polaire et sa mère avait disparu sans laisser de trace. Tous les endroits où il avait vécu depuis étaient en perpétuel changement. Chez lui, c’était le changement. Cruelle prise de conscience, quand il regardait la Suisse, quand il voyait tout ça. Il aurait voulu un endroit à lui, un endroit qui tenait le coup depuis mille ans comme celui-ci, avec ses toits de tuile et ses murs de pierre.

Il essaya de s’intéresser aux assemblées de la Cour mondiale et du Bundeshaus suisse. Praxis était toujours à la pointe du progrès en matière d’inondation. C’était, déjà avant la catastrophe, une coopérative qui se consacrait à la production de biens et de services de base, y compris le traitement de longévité, et elle s’était fait une spécialité du travail sans projet préétabli. Il lui avait donc suffi de passer la vitesse supérieure pour prendre la tête et montrer ce qu’il était possible de faire dans l’urgence. Les quatre voyageurs avaient vu le résultat à Trinidad. L’essentiel du travail avait été effectué par les mouvements locaux, mais Praxis donnait un coup de main à des projets comparables dans le monde entier. On disait que William Fort n’avait pas ménagé ses critiques au début en menant la réponse fluide à la « transnat collective », comme il appelait Praxis. Et sa métanationale mutante n’était que l’une des centaines d’agences qui s’étaient placées en tête du peloton. Dans le monde entier, elles traitaient le problème du relogement des populations sinistrées et de la reconstruction de nouvelles installations côtières à un niveau plus élevé.

Mais ce réseau non structuré se heurtait à la résistance des métanats, lesquelles se plaignaient qu’une bonne partie de leur infrastructure, de leur capital et de leur travail était nationalisée, usurpée, détournée, accaparée ou tout simplement volée. Il n’était pas rare qu’il y ait de la bagarre, surtout là où des conflits s’étaient déjà produits. Après tout, l’inondation était survenue au beau milieu d’un paroxysme de rupture et de réorganisation mondiales, et, si elle avait tout changé, la lutte se poursuivait encore en bien des endroits, parfois sous couvert d’aide d’urgence.

Sax Russell était particulièrement attentif à ce contexte, car il était convaincu que les guerres globales de 61 n’avaient jamais résolu les inégalités fondamentales du système économique terrien. Il ne perdait pas une occasion d’insister sur ce point au cours des réunions, et Nirgal avait l’impression qu’il réussissait parfois à convaincre leurs interlocuteurs des Nations Unies et des métanationales qu’ils avaient tout intérêt à suivre une méthode voisine de celle de Praxis s’ils voulaient survivre, la civilisation et eux-mêmes. Peu importait, au fond, à laquelle de ces deux choses ils étaient le plus attachés, dit-il en privé à Nirgal, ou qu’ils établissent un simulacre machiavélique du programme Praxis. Le résultat serait assez comparable, à court terme, et tout le monde avait besoin de cette période de grâce de coopération pacifique.