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C’était l’argument d’Ann, c’était exactement ce qu’elle avait dit à la réunion, à Pavonis Est.

— Et s’ils tentent de vous en empêcher ?

— Je doute qu’ils en aient les moyens, répondit Kasei.

— Et s’ils essaient quand même ?

Les deux hommes échangèrent un regard. Dao haussa les épaules.

Et voilà, se dit Ann en les observant. Ils sont prêts à déclencher une guerre civile.

Les gens gravissaient toujours les pentes de Pavonis, s’entassaient au sommet, affluant à Sheffield, à Pavonis Est, à Lastflow et dans les autres tentes du tour du cratère. Parmi les nouveaux arrivants se trouvaient Michel, Spencer, Vlad, Marina et Ursula, Mikhail et toute une brigade de bogdanovistes, Coyote tout seul, un groupe de Praxis, un train complet de Suisses, des caravanes de patrouilleurs pleins d’Arabes, soufis et autres, et des indigènes venus de toutes les villes et colonies martiennes. Personne ne voulait rater la finale. Sur toute la planète, les indigènes avaient affirmé leur contrôle ; des équipes locales faisaient marcher les usines énergétiques, en coopération avec Séparation de l’Atmosphère. Il y avait bien quelques petites poches de résistance métanat, évidemment, et quelques Kakaze qui réduisaient systématiquement à néant les projets de terraforming. Mais il était clair qu’une partie importante de la suite du programme allait se jouer à Pavonis : soit la dernière manche de la révolution, ou, comme Ann commençait à le craindre, les prémices d’une guerre civile. À moins que ce ne soit les deux. Ce ne serait pas la première fois.

Elle allait donc aux réunions, dormait mal la nuit, d’un sommeil agité, et somnolait entre deux séances. Les meetings se brouillaient dans son esprit : que des chicanes, et aucun intérêt. Elle commençait à être fatiguée, et ces nuits passées à dormir en pointillé n’arrangeaient pas les choses. Elle avait tout de même près de cent cinquante ans, maintenant. Elle n’avait pas suivi le traitement gérontologique depuis vingt-cinq ans ; elle se sentait usée et elle n’arrivait pas à reprendre le dessus. Aussi regardait-elle avec une indifférence croissante tous ces gens s’étriper sans pour autant régler les problèmes. La Terre était toujours plongée dans le plus grand désarroi. L’inondation provoquée par la fonte des glaces de l’Antarctique avait bien joué le rôle de déclencheur que le général Sax attendait. Lequel Sax n’éprouvait aucun remords à l’idée de profiter des malheurs de la Terre, Ann le voyait bien. Pas une pensée pour les innombrables morts que l’inondation avait provoquées là-bas. Elle lisait en lui à livre ouvert : à quoi bon se morfondre pour ça ? L’inondation était un accident, une catastrophe géologique du même acabit qu’une ère glaciaire ou la chute d’un météore. Même si on en retirait un avantage personnel, il n’y avait pas de quoi culpabiliser. C’était une perte de temps. Mieux valait tirer tout le parti possible du chaos et du désordre, et ne pas s’en faire. C’était ce qu’elle lisait sur le visage de Sax alors qu’ils discutaient de la conduite à adopter vis-à-vis de la Terre. Envoyons une délégation, suggéra-t-il. Une mission diplomatique, quelque chose de palpable, quelque chose qui rapproche. Incohérent en apparence, mais elle le connaissait comme si elle l’avait fait, son vieil ennemi ! Et Sax – le vieux Sax, du moins – était tout ce qu’il y a de plus rationnel, donc prévisible. Plus facile à percer que les jeunes fanatiques du Kakaze, quand elle y réfléchissait.

Mais on ne pouvait le rencontrer que sur son propre terrain, lui parler avec ses termes à lui. Alors elle s’asseyait en face de lui, dans les réunions, et elle essayait de se concentrer, même quand sa cervelle semblait se fossiliser, se pétrifier. Les arguments tournaient en rond : que faire sur Pavonis ? Pavonis Mons, la montagne du Paon. Qui monterait sur le trône du Paon ? Il y avait des shahs potentiels partout : Peter, Nirgal, Jackie, Zeyk, Kasei, Maya, Nadia, Mikhail, Ariadne, Hiroko l’invisible…

Quelqu’un suggéra qu’ils reprennent les canevas de la conférence de Dorsa Brevia. C’était bien joli, mais sans Hiroko, ils n’avaient plus de pivot moral. C’était, de toute l’histoire martienne, la seule personne en dehors de John Boone que tout le monde respectait. Mais Hiroko et John avaient disparu, de même qu’Arkady et Frank, qui lui aurait été bien utile, à présent, s’il avait pris son parti, ce qu’il n’aurait pas fait. Ils s’en étaient tous allés, les laissant en proie à l’anarchie. C’était drôle qu’autour de cette table pleine de monde les absents soient plus visibles que les présents. Hiroko, par exemple ; les gens prononçaient souvent son nom. Elle était là, quelque part, dans un coin perdu, ça ne faisait aucun doute ; elle les avait abandonnés, comme d’habitude, au moment où ils avaient le plus besoin d’elle. Les chassant du nid en leur pissant dessus.

C’était drôle aussi de voir que Kasei, le fils de John et d’Hiroko, le seul enfant de leurs héros disparus, était le plus radical des leaders représentés ici. Un homme inquiétant même s’il était de son côté. Il était assis là, secouant sa tête grise à ce que disait Art, les lèvres retroussées par un petit sourire. Il ne ressemblait pas du tout ni à John ni à Hiroko – enfin, il avait un peu de l’arrogance d’Hiroko, un peu de la simplicité de John. Le plus mauvais des deux côtés. Et pourtant, il incarnait une forme de pouvoir ; il agissait à sa guise et quantité de gens le suivaient. Mais il n’était pas comme ses parents.

Et Peter, assis deux sièges plus loin, qui n’était ni comme elle ni comme Simon. On se demandait parfois à quoi rimaient les liens du sang. À rien, manifestement. Et pourtant, ça lui crevait le cœur d’entendre Peter parler, contredire Kasei et réfuter tous les arguments des Rouges, établir le dossier d’accusation d’une sorte de collaborationnisme interplanétaire sans jamais, au cours d’aucune de ces réunions, s’adresser à elle ou seulement croiser son regard. Peut-être faisait-il ça par une sorte de courtoisie – je ne veux pas discuter avec toi en public. Mais ça ressemblait à un affront – je ne discute pas avec toi parce que tu comptes pour du beurre.

Il prônait la préservation du câble et approuvait Art au sujet du document de Dorsa Brevia, évidemment, étant donné la majorité verte qui prévalait alors, et encore maintenant, d’ailleurs. Utiliser Dorsa Brevia comme guide revenait à assurer le maintien du câble. Et la présence de l’ATONU. À vrai dire, certains autour de Peter parlaient de « semi-autonomie » par rapport à la Terre et non plus d’indépendance, et Peter les suivait sur ce terrain. Elle en était malade. Et tout ça sans la regarder. Il lui rappelait un peu Simon, pour ça. Une sorte de silence. Ça la mettait en rage.

— Je ne vois pas l’intérêt de faire des projets à long terme tant que nous n’aurons pas résolu le problème du câble, dit-elle, lui coupant la parole et s’attirant un regard noir, comme si elle avait rompu un accord tacite.

Mais il n’y avait pas eu d’accord, et pourquoi ne s’affronteraient-ils pas, puisqu’il n’y avait plus de vraie relation entre eux, rien que de la biologie ?

Art répliqua que l’ONU se disait prête à accorder la semi-autonomie à Mars, tant que Mars resterait en « contact étroit » avec la Terre et lui apporterait une aide active durant cette période de crise. Nadia dit qu’elle était en communication avec Derek Hastings, qui était sur New Clarke. Il est vrai qu’Hastings avait abandonné Burroughs en renonçant au bain de sang, et elle affirmait qu’il était prêt au compromis. Ce qui était sûr, c’est qu’il ne se préparait pas une retraite facile, dans un agréable lieu de villégiature, car en dépit de toutes les actions d’urgence, la Terre était maintenant la proie de la famine, des épidémies et du pillage. Tout compte fait, c’était la rupture du pacte social, qui était si fragile. Ça pouvait arriver ici aussi ; elle devait se souvenir de cette fragilité quand elle s’énervait, comme en ce moment, au point de se mordre la langue pour ne pas dire à Kasei et Dao de cesser ces palabres une fois pour toutes et de tirer. Si elle faisait ça, c’est très probablement ce qui arriverait. En parcourant du regard les visages angoissés, furieux, malheureux qui entouraient la table, elle fut tout à coup envahie par le sentiment étrange de son propre pouvoir. Elle pouvait faire pencher les plateaux de la balance ; elle pouvait renverser la table.