Les intervenants disposaient de cinq minutes chacun pour exposer leur point de vue. Ann n’aurait pas cru qu’il y en aurait autant pour demander la suppression du câble, et pas seulement des Rouges, des représentants de cultures ou de mouvements qui se sentaient surtout menacés par l’ordre métanat ou par l’émigration de masse en provenance de la Terre : les Bédouins, les Polynésiens, les gens de Dorsa Brevia, certains des indigènes les plus futés. Et pourtant, ils étaient minoritaires. Pas de beaucoup, mais minoritaires quand même. L’isolationnisme contre l’interactivité ; encore une ligne de fracture à ajouter à toutes celles qui déchiraient le mouvement d’indépendance martienne.
Jackie Boone se leva et plaida pendant un quart d’heure pour le maintien du câble, menaçant tous ceux qui voulaient sa disparition d’expulsion de la société martienne. C’était un numéro lamentable, mais populaire, et après cela, Peter parla dans le même sens, d’une façon juste un tout petit peu plus subtile. Ann était tellement furieuse qu’aussitôt après qu’il se fut rassis elle se leva afin de faire valoir ses arguments en faveur de la suppression du câble. Ce qui lui valut un autre regard incendiaire de Peter, mais c’est à peine si elle s’en rendit compte. En proie à une colère aveugle, elle parla, oubliant le délai des cinq minutes. Personne ne tenta de lui couper la parole, et elle poursuivit, sans savoir ce qu’elle allait dire, oubliant ce qu’elle venait de dire. Peut-être son subconscient avait-il minutieusement organisé sa plaidoirie – c’était à espérer –, en tout cas, pendant que les mots sortaient de sa bouche, une partie d’elle-même pensait qu’elle se contentait peut-être de bredouiller ou de répéter le mot Mars, Mars, Mars, et que l’auditoire se moquait d’elle ; ou bien qu’il la comprenait dans un moment de grâce miraculeuse, de glossolalie, des flammes invisibles jaillissant de leur tête comme des coiffes de joyaux – et, de fait, leurs cheveux faisaient à Ann l’effet de copeaux de métal, les crânes chauves des vieillards lui semblaient être des blocs de jade dans lesquels toutes les langues vivantes et mortes auraient été comprises sans distinction. L’espace d’un moment, ils lui parurent tous pris ensemble, avec elle, dans une épiphanie de Mars la Rouge, libérés de la Terre, vivant sur la planète primitive qui avait été et pourrait être encore.
Elle se rassit. Cette fois, ce ne fut pas Sax qui se leva pour la contrer, comme il l’avait si souvent fait. En fait, il la regardait en louchant de concentration, la bouche entrouverte dans une expression stupéfaite qu’elle eût été bien en peine d’interpréter. Ils se regardèrent un instant, les yeux dans les yeux ; mais ce qu’il pouvait bien penser, elle n’en avait pas idée. Elle savait seulement qu’elle avait enfin réussi à attirer son attention.
C’est Nadia qui révoqua tous ses arguments, Nadia sa sœur, qui argumenta lentement, calmement, en faveur de l’interaction avec la Terre et de leur intervention dans la situation terrienne. Elle parla de la nécessité de compromis, d’engagement, d’influence, de transformation. C’était profondément contradictoire, se dit Ann. Parce qu’ils étaient faibles, Nadia disait qu’ils ne pouvaient pas se permettre d’agresser, et qu’ils devaient donc changer toute la réalité sociale de la Terre.
— Mais comment ? s’écria Ann. Quand on n’a pas de point d’appui, on ne peut pas soulever le monde. Sans point d’appui, pas de levier, pas de force…
— Il ne s’agit pas seulement de la Terre, répondit Nadia. Il y aura d’autres colonies dans le système solaire : Mercure, la Lune, les grandes lunes extérieures, les astéroïdes. Nous devons en faire partie. En tant que colonie originale, nous sommes le chef naturel. Un puits gravitique sans pont pour le franchir ne serait qu’un obstacle à tout ça – une réduction de notre marge de manœuvre, de notre pouvoir.
— Tu parles d’un progrès ! répliqua amèrement Ann. Songe un peu à ce qu’Arkady aurait répondu à ça. Écoute ! Nous tenons enfin l’occasion de bâtir quelque chose de différent. C’était tout le problème. Nous avons encore cette possibilité. Tout ce qui a une chance d’augmenter la zone dans laquelle nous pourrons créer une nouvelle société est une bonne chose. Tout ce qui risque de réduire notre espace vital, une mauvaise. Pense à ça !
Peut-être y pensaient-ils. Mais ça ne changeait rien. Toutes sortes d’éléments sur Terre exposaient leurs arguments en faveur du câble – des arguments, des menaces, des traités. Ils avaient besoin d’aide, là-bas. De toute l’aide qu’on pouvait leur apporter. Art Randolph défendait énergiquement le maintien du câble pour le compte de Praxis, qui faisait à Ann l’impression d’être en passe de devenir la prochaine autorité transitoire, le métanationalisme dans sa dernière manifestation ou son dernier avatar.
Les indigènes étaient peu à peu conquis par eux, intrigués par la perspective de « conquérir la Terre », inconscients de l’impossibilité de la tâche, incapables d’imaginer l’immensité et l’immobilisme de la Terre. On pouvait leur en parler encore et sans cesse, ils ne pourraient jamais s’en faire une idée.
Puis vint le moment de voter, pour la forme. Il fut décidé que ce serait un vote par représentation, une voix pour chacun des groupes signataires du document de Dorsa Brevia, une voix aussi pour tous les groupes concernés qui avaient vu le jour depuis – les nouvelles colonies dans l’outback, les nouveaux partis politiques, les associations, les laboratoires, les compagnies, les groupes de guérilla, les groupuscules rouges. Une âme naïve et généreuse proposa une voix pour les Cent Premiers, et tout le monde éclata de rire à l’idée que les Cent Premiers puissent voter de la même façon sur quelque sujet que ce soit. L’âme généreuse, une jeune femme de Dorsa Brevia, suggéra alors que chacun des Cent Premiers ait une voix, mais ce fut refusé comme risquant de mettre en péril l’emprise fragile qu’ils avaient sur le gouvernement représentatif. Ça n’aurait rien changé, de toute façon.
C’est ainsi qu’il fut décidé de laisser l’ascenseur spatial où il était pour le moment, c’est-à-dire aux mains de l’ATONU, et le Socle avec. C’était comme si le roi Canute avait décrété que la marée était légale, en fin de compte, mais ça ne fit rire personne, sauf Ann. Les autres Rouges étaient furieux. La propriété du Socle faisait toujours l’objet de vives contestations, protesta hautement Dao, les quartiers limitrophes étaient vulnérables et pouvaient être pris, il n’y avait pas de raison de battre en retraite comme ça, ils se contentaient de balayer le problème sous le tapis parce qu’il était ardu, et ainsi de suite. Mais la majorité s’était déclarée en faveur du câble. Il resterait.
Ann fut prise de l’envie, toujours la même, de ficher le camp. Les tentes et les trains, les gens, le faux air de petit Manhattan de Sheffield contre la lèvre sud du cratère, le sommet de basalte déchiqueté, aplati et pavé… Une piste faisait tout le tour du cratère, mais le côté ouest de la caldeira était pratiquement inhabité. Ann prit l’un des plus petits patrouilleurs des Rouges et fit le tour du cratère dans le sens trigonométrique, juste à l’intérieur de la piste, jusqu’à ce qu’elle arrive à une petite station météo. Elle gara le patrouilleur, franchit le sas et sortit, toute raide dans un walker qui ressemblait beaucoup à ceux dans lesquels ils effectuaient leurs sorties au cours des premières années.