Elle était à un ou deux kilomètres de la cheminée. Elle marcha lentement vers l’est et le bord du cratère. Elle dut trébucher une ou deux fois avant de commencer à faire attention. La vieille lave, sur l’étendue plate de la large lèvre, était lisse et noire à certains endroits, plus claire et plus accidentée à d’autres. Le temps qu’elle arrive au bord, elle avait retrouvé le trot martien. Elle effectuait une sorte de ballet qu’elle pouvait soutenir toute la journée, en osmose avec toutes les bosses, toutes les fissures qui se présentaient sous ses pieds. Et c’était une bonne chose, parce que, près du bord, le sol s’effondrait en une série de marches étroites, incurvées, certaines d’un pied de haut, d’autres plus hautes qu’elle-même. Et cette impression toujours plus forte du vide au-dessus d’elle, alors que le côté opposé de la caldeira et le reste du grand cercle devenaient visibles. Elle se retrouva sur la dernière marche, un banc large d’environ cinq mètres, pas plus, à la paroi arrière incurvée à hauteur d’épaule. En dessous d’elle plongeait le gouffre rond de Pavonis.
Cette caldeira était l’une des merveilles géologiques du système solaire, un trou de quarante-cinq kilomètres de large et de cinq bons kilomètres de profondeur, d’une régularité en tout point remarquable : un tube au fond plat, aux parois presque verticales, un cylindre parfait d’espace, découpé dans le volcan comme une carotte de forage. Aucune des trois autres grandes caldeiras n’approchait, même de loin, cette pureté de forme ; Ascraeus et Olympus étaient des palimpsestes compliqués d’anneaux qui se recoupaient ; la caldeira très large et peu profonde d’Arsia était vaguement circulaire, mais déchiquetée dans tous les sens. Seule Pavonis était un cylindre régulier ; un idéal platonique de caldeira volcanique.
Évidemment, du merveilleux point de vue qui était à présent le sien, la stratification horizontale des parois intérieures révélait beaucoup de détails irréguliers, de bandes couleur rouille ou chocolat, noires ou ambrées, indiquant des variations dans la composition des dépôts de lave. Par ailleurs, certaines bandes étaient plus dures que celles du dessus et du dessous, de sorte qu’un grand nombre de balcons arqués bordaient la paroi à différents niveaux – des bancs isolés, incurvés, perchés sur le côté de l’immense gorge rocheuse, qu’on n’avait presque jamais explorée. Et le sol si plat. La substance du réservoir magmatique du volcan, situé à 160 kilomètres environ sous la montagne, devait être d’une consistance inhabituelle pour retomber chaque fois au même endroit. Ann se demanda si on savait pourquoi, si le réservoir magmatique était plus jeune ou plus petit que celui des autres grands volcans, si la lave était plus homogène… Il était probable qu’on avait étudié le phénomène ; elle allait s’en assurer en consultant son bloc-poignet. Elle composa le code du Journal d’études aréologiques, tapota Pavonis : « Preuve d’activité volcanique strombolienne dans les roches clastiques de Tharsis ouest. » « Les crêtes radiales dans la caldeira et les grabens concentriques à l’extérieur de l’anneau de la lèvre suggèrent un affaissement tardif du sommet. » Elle venait justement de traverser quelques-uns de ces grabens. « Calcul du rejet des substances volatiles juvéniles dans l’atmosphère par datation radiométrique des mafics de Lastflow. »
Elle éteignit son bloc. Il y avait des années qu’elle ne se tenait plus au courant des dernières découvertes aréologiques. La simple lecture de ces données lui avait pris beaucoup plus de temps qu’autrefois. Et puis, bien sûr, l’aréologie avait été tellement compromise par les projets de terraforming… Les savants qui travaillaient pour les métanats, obnubilés par l’exploration et l’évaluation des ressources, avaient trouvé trace d’antiques océans, d’une atmosphère primitive, chaude et humide, peut-être même d’une ancienne vie. De leur côté, les chercheurs rouges radicaux les avaient mis en garde contre les possibilités de recrudescence d’activité sismique, de glissement de terrain, d’épuisement rapide des ressources, et même contre la disparition du dernier échantillon de surface placé dans ses conditions originelles. Les tensions politiques avaient biaisé presque tout ce qui avait été écrit sur Mars au cours des cent dernières années. Le Journal était, à sa connaissance, le seul à publier des articles qui se bornaient à la description de l’aréologie au sens strict du terme, se concentrant sur ce qui était arrivé au cours des cinq milliards d’années d’isolement. C’était l’unique publication qu’Ann lisait encore, ou du moins à laquelle elle jetait un coup d’œil, parcourant le sommaire, certains résumés et l’éditorial. Une ou deux fois, elle avait même envoyé une lettre concernant un point de détail, qu’ils avaient reproduite sans en faire toute une histoire. Le Journal, édité par l’université de Sabishii, était scruté à la loupe par des aréologistes ayant le même point de vue. Les articles étaient rigoureux, bien documentés, et échappaient à toute doctrine idéologique. C’était de la science simplement. Les éditoriaux du Journal défendaient ce qu’il fallait bien appeler une position rouge, mais très modérée, dans la mesure où ils prônaient la préservation du paysage primitif de sorte qu’on puisse mener des études sans avoir à régler des problèmes de contamination de masse. C’était la position d’Ann depuis le début, et c’était encore ainsi qu’elle se sentait le plus à l’aise. Elle n’avait évolué de cette attitude scientifique à l’activisme politique que poussée par les circonstances. On aurait pu en dire autant de beaucoup d’aréologistes qui soutenaient maintenant les Rouges. C’est là qu’étaient ses pareils, les gens qu’elle comprenait, ceux avec qui elle était en harmonie.
Mais ils n’étaient pas nombreux. Elle aurait presque pu les citer un par un. C’étaient plus ou moins les collaborateurs du Journal. Les autres Rouges, le Kakaze et les radicaux divers, défendaient plutôt une sorte de vision métaphysique. C’étaient des fanatiques religieux, l’équivalent des Verts d’Hiroko, des membres d’une secte d’adorateurs des pierres. Ann n’avait pas grand-chose en commun avec eux, si on s’en tenait à cet aspect-là. Le Rouge auquel ils adhéraient procédait d’une vision du monde totalement différente de la sienne.
Et quand on pensait que les Rouges étaient ainsi divisés en courants et en factions, que pouvait-on dire du mouvement d’indépendance martien en général ? Eh bien, il allait s’effondrer. C’était déjà en train de se produire.
Ann s’assit prudemment au bord de la dernière marche. La visibilité était parfaite. Une sorte de station s’élevait apparemment au fond de la caldeira, bien que, vu de cinq mille mètres de haut, ce soit difficile à affirmer. Même les ruines de la vieille Sheffield étaient à peine visibles – ah si, elles étaient là, sur le sol, sous la nouvelle ville, un petit tas de gravats avec des lignes droites et des surfaces planes. Ces éraflures verticales, à peine détectables au-dessus, avaient pu être causées par la chute de la ville, en 61, mais rien ne le prouvait, bien sûr.
Les villes sous tente qui entouraient le cratère ressemblaient à des inclusions de villages miniatures. Sheffield avec ses buildings, ses entrepôts plus bas de l’autre côté, à l’est. Lastflow, et les autres petites tentes tout le long du bord… Beaucoup s’étaient rejointes, formant une sorte de grande Sheffield, qui faisait presque tout le tour du cratère, de Lastflow jusqu’à l’autre côté, au sud-ouest, où les pistes suivaient le câble tombé sur l’immense pente de Tharsis Ouest vers Amazonis Planitia. Les villes et les stations de Pavonis seraient éternellement bâchées, parce qu’à vingt-sept kilomètres d’altitude l’air serait toujours dix fois moins dense qu’au contour zéro, ou au niveau de la mer – on pouvait maintenant dire ça. Ce qui signifiait que la pression à cette altitude n’était que de trente ou quarante millibars.