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Elle regarda autour d’elle et découvrit son égal opposé, Frank Chalmers. Dans l’Antarctique, elle n’était pas parvenue à vraiment le connaître. Il était grand, costaud et brun. Plutôt liant, très énergique, mais difficile à percer. Elle le trouvait séduisant. Est-ce qu’il avait le même regard qu’elle sur les choses ? Elle n’aurait su le dire. Il bavardait avec un groupe, à l’autre extrémité de la salle, l’air attentif comme d’habitude, la tête légèrement inclinée, toujours prêt à décocher une réplique spirituelle. Elle se dit qu’il faudrait qu’elle en sache plus à son propos. Bien mieux : elle devait apprendre à s’entendre avec lui.

Elle traversa la salle, et s’arrêta près de lui. Elle pencha la tête tout en faisant un signe bref à leurs camarades.

— Ça va être bien, vous ne pensez pas ?

Chalmers lui jeta un regard.

— Si ça se passe bien, oui.

Après la fête et le dîner, Maya, incapable de dormir, partit à l’aventure dans l’Arès. Ils avaient tous séjourné dans l’espace auparavant, mais jamais à bord d’un vaisseau aussi énorme. À la proue, il y avait une sorte de studio-terrasse, une alvéole unique, comme une cabine de beaupré. Elle était en rotation permanente dans le sens opposé à celui du vaisseau, et donc stable en permanence. C’est là qu’on avait installé les instruments d’observation solaire, les antennes radio, et tout le matériel qui devait fonctionner hors rotation, à l’extrémité d’une chambre-bulbe en plastique transparent que l’on avait très vite surnommée le dôme-bulle. Grâce à lui, l’équipage avait une vue stable des étoiles et un aperçu d’une vaste partie du vaisseau, à l’arrière.

Maya flotta jusqu’à la baie pour observer avec curiosité le vaisseau. On l’avait construit à partir de réservoirs de navettes. Au début du siècle, la NASA et la Glavkosmos avaient commencé à fixer de petites fusées d’appoint sur les réservoirs pour les larguer sur orbite. Des milliers de réservoirs avaient été expédiés de cette manière, avant d’être pris en remorque jusqu’aux chantiers pour y être recyclés. Ils avaient ainsi permis la construction de deux grandes stations spatiales, une L5, et une autre en orbite lunaire, le premier vaisseau habité vers Mars, plus d’innombrables cargos chargés de matériel à destination de la planète rouge. Et ainsi, lorsque les deux grandes agences spatiales avaient décidé de construire l’Arès en commun, la pratique du recyclage de réservoirs était courante : adjonction d’unités de couplage standard, aménagements d’habitat, des systèmes de propulsion, et tout le reste.

Et la construction du grand vaisseau avait duré moins de deux ans.

Il avait l’air d’avoir été bricolé avec un jeu de modules pour enfant. Les cylindres, rattachés à leurs extrémités, créaient des formes complexes – et, dans ce cas précis, huit hexagones de cylindres connectés qu’ils appelaient des torus, tous alignés et pointés sur un moyeu tubulaire constitué d’un assemblage de cinq lignes de cylindres. Les torus étaient connectés au moyeu par des rayons flexibles et ultra-minces, et l’ensemble de la chose évoquait un engin agricole, le bras principal d’une moissonneuse, par exemple, ou un dispositif d’arrosage mobile. Ou encore, songea Maya, huit beignets bien cuits piqués sur un bâton. Un gosse aurait vraiment apprécié le spectacle.

Les huit torus avaient été construits avec des réservoirs américains, et le paquet de cinq éléments du moyeu était russe. Tous les réservoirs étaient longs de cinquante mètres pour dix de diamètre. Maya se mit à dériver sans but vers le bas puits du moyeu central. Elle n’était pas pressée. Elle se laissa tomber dans le Torus G. Les pièces étaient de toutes les tailles et de toutes les formes, les plus grandes occupaient plusieurs réservoirs. Elle en traversa une qui ressemblait plus à un hangar qu’à une cabine, mais la plupart des réservoirs avaient été divisés en chambres. Elle croyait savoir qu’il y en avait au total plus de cinq cents, ce qui représentait en surface habitable l’équivalent d’un grand hôtel.

Mais est-ce que cela suffirait ?…

Peut-être. Après l’Antarctique, la vie, à bord de l’Arès, était un séjour de libération, de détente labyrinthique. Aux alentours de six heures, chaque matin, la lumière, dans les torus, augmentait lentement jusqu’à évoquer le gris du ciel à l’aube. Vers six heures et demie, elle montait encore d’un degré pour marquer le « lever du soleil ». Et Maya se réveillait alors, comme elle l’avait toujours fait. Après un tour dans la salle de bains, elle se rendait à la cuisine du Torus D, préparait son petit déjeuner et l’emportait jusqu’au grand réfectoire. Elle s’installait à une table, entre les citronniers en pot. Des colibris, des pinsons, des tangaras, des moineaux et des loriots picoraient autour d’elle et s’envolaient entre les vignes qui s’entrelaçaient sur le plafond voûté du grand cylindre peint dans un ton gris-bleu qui lui rappelait le ciel d’hiver de sa ville natale, Saint-Pétersbourg. Elle mangeait lentement en les observant et se détendait dans son siège, écoutant vaguement les bavardages autour d’elle. Un petit déjeuner de vacances ! Après toute une vie laborieuse, elle avait tout d’abord trouvé ça pénible, et même inquiétant, comme un luxe qu’elle aurait volé. C’était tous les jours dimanche matin, comme disait Nadia. Mais les dimanches matin de Maya n’avaient jamais été particulièrement indolents. Quand elle était enfant, c’était toujours le moment où elle devait faire le ménage dans la pièce unique où elle vivait avec sa mère, qui était docteur et qui, comme la plupart des femmes de cette génération, devait travailler durement pour gagner sa vie, élever sa fille, payer le loyer, assurer l’alimentaire, tout en poursuivant sa carrière.

Pour une femme, c’était trop, et elle avait rejoint les rangs de celles qui protestaient sous le gouvernement des Soviets, et exigeaient d’être mieux traitées.

Ce qui leur avait donné la moitié des emplois rémunérés tout en leur laissant toutes les tâches domestiques. Plus question d’attendre, plus question de subir en silence : elles devaient profiter de l’instabilité tant qu’elle durait.

Il arrivait à la mère de Maya de s’exclamer, tout en préparant leur maigre repas : « Il y a tout sur cette table, tout sauf la nourriture ! »

Et elles en avaient peut-être profité. Durant l’ère soviétique, les femmes avaient appris à s’entraider, à former un monde quasi autonome de mères, de sœurs, de filles, de babushkas, de collègues, d’amies aussi bien que d’étrangères. Avec l’arrivée du Commonwealth, les gains acquis avaient été consolidés et elles avaient pu s’inscrire un peu plus dans la structure du pouvoir, dans les dures oligarchies mâles du gouvernement russe.

Le programme spatial avait été l’un des domaines les plus touchés. La mère de Maya, qui participait aux recherches de médecine spatiale, avait toujours professé que les cosmonautes auraient besoin d’un apport féminin, ne serait-ce que pour des expérimentations strictement féminines.

— Ils ne peuvent quand même pas nous brandir constamment Valentina Terechkova ! se plaignait-elle.

Vraisemblablement, elle avait raison, puisque, après ses études d’ingénieur en aéronautique à l’université de Moscou, Maya avait été acceptée dans un des programmes de Baïkonour. Elle s’en était très bien tirée et avait été affectée à la mission Novy Mir. Elle avait entrepris de revoir la conception de l’habitat pour en améliorer l’ergonomie. Nommée commandante de la station pendant un an, elle avait participé à deux opérations de réparations urgentes qui lui avaient valu sa réputation. Plus tard, nommée à divers postes administratifs à Baïkonour, puis à Moscou, elle en avait profité pour s’insérer dans le petit politburo du Glavkosmos, en manipulant subtilement les hommes les uns contre les autres. Elle en avait épousé un, en avait divorcé, et s’était hissée vers le sommet du Glavkosmos en tant qu’agent libre, jusqu’à devenir membre du cercle intérieur suprême, le double triumvirat.