— Moi ? (Sa voix s’étranglait.) Mais c’est John qu’elle aimait.
— Oui, certainement. Mais avec John, c’était facile. Trop facile pour Maya. Elle aime les problèmes. Comme toi.
Il secoua la tête.
— Non, je ne pense pas que ça soit vrai.
Janet se mit à rire.
— Je sais que j’ai raison, parce qu’elle m’a tout raconté ! Depuis cette conférence sur le traité, elle t’en veut, et elle parle toujours beaucoup quand elle est en rage.
— Mais pourquoi, je te demande pourquoi ?
— Parce que tu l’as rejetée ! Alors que tu lui as couru après pendant des années et des années. Elle aimait ça, elle en avait pris l’habitude. C’était romantique, cette façon que tu avais d’insister. C’est ça qu’elle aimait avec toi. Et aussi ta force. Et maintenant John est mort, elle peut te dire oui, et tu l’envoies balader. Ça l’a rendue folle ! Et avec elle, ça dure…
Il luttait pour rétablir le cours de ses pensées.
— Mais… ça ne correspond à rien de ce que je croyais !
Janet se leva pour se retirer, mais elle lui tapota la tête au passage.
— Tu devrais peut-être en parler à Maya, en ce cas.
Il resta longtemps immobile, les yeux fixés sur l’accoudoir luisant de son fauteuil, incapable de penser vraiment. Finalement, il retourna vers sa chambre.
Il dormit très mal et, à la fin d’une nuit interminable, il retomba au milieu d’un rêve, avec John. Il étaient dans les longues salles voûtées de la station spatiale, sous gravité martienne, durant leur vol de 2010. Six semaines ensemble, jeunes et forts. Et John disait qu’il se sentait comme Superman quand il faisait des bonds dans la coursive ! Frank, tout sera différent sur Mars !
Non. À chaque fois, c’était comme le dernier bond d’un triple saut. Boing, boing, boing !
Oui ! La question principale sera d’apprendre à courir suffisamment vite.
Une interférence nuageuse parfaite était collée sur le littoral ouest de Madagascar. Le soleil changeait l’océan Indien en écailles de bronze.
À cette distance, tout semblait si beau !
Et dès qu’on se rapproche, on en voit trop, murmura Frank.
Ou pas assez.
Il faisait froid et ils parlèrent de la température. John était du Minnesota et, enfant, il avait toujours dormi la fenêtre ouverte. Frank frissonnait, une couverture jetée sur les épaules, les pieds comme deux blocs de glace. Ils jouaient aux échecs. Frank gagna la partie. John se mit à rire.
Comme c’est stupide, dit-il.
Qu’est-ce que tu veux dire ?
Les jeux ne signifient rien.
Tu en es sûr ? Quelquefois, la vie ressemble à un jeu, pour moi.
John secoua la tête.
Dans les jeux, il y a des règles, mais dans la vie, les règles ne cessent de changer. Tu peux déplacer ton fou pour faire échec au roi, mais le roi chuchote à l’oreille de ton fou, qui se met à jouer contre son camp, à se déplacer comme un cavalier. Et c’est toi qui te fais avoir.
Frank acquiesça. C’était lui qui avait appris à John toutes ces choses.
Les repas, les parties d’échecs, leurs conversations, le spectacle de la Terre qui tournait : c’était comme la seule vie qu’ils auraient vécue. Les voix qui venaient de Houston étaient celles d’ordinateurs aux préoccupations absurdes. Mais la planète était belle, avec les dessins compliqués des continents et des nuages.
Je ne redescendrai jamais. Je crois que c’est presque mieux que Mars, tu ne crois pas ?
Non.
Recroquevillé, frissonnant, il écoutait John parler de l’enfance. Les filles, le sport, les rêves d’espace. Frank répondait en parlant de Washington, des lectures de Machiavel, jusqu’à ce qu’il prenne conscience que John était déjà suffisamment extraordinaire. L’amitié, ça n’était que la poursuite de la diplomatie par d’autres moyens, après tout. Mais plus tard, après un flou passager, il parla, en s’interrompant parfois entre deux frissons. Des bars de Jacksonville, des longs cheveux blonds de Priscilla, de son visage idéal de mannequin de mode. Cela n’avait été qu’un mariage, en fait, ne serait-ce que pour paraître normal aux yeux des psys, pour n’être pas recalé. Mais ça n’était pas sa faute. Il avait été abandonné, après tout. Trahi.
Ça sonne mal. Pas étonnant que tu penses que les autres sont des cons.
Frank avait levé la main vers la grande lampe bleue de la Terre. Mais oui, ce sont des cons. Par hasard, il pointait l’index sur la pointe sud de l’Afrique. Pense à tout ce qui se passe là-bas.
C’est l’Histoire, Frank. On peut faire mieux que ça.
Tu le crois vraiment ? Tu le crois ?
Attends et tu verras.
Il s’éveilla avec l’estomac noué, en sueur. Il prit une douche. Seul un fragment du rêve lui revenait : « Attends et tu verras. » Mais il avait toujours la gueule de bois.
Il prit son petit déjeuner et se mit à réfléchir en tapotant sa fourchette sur la table. Durant toute la journée, il eut l’esprit ailleurs, comme s’il était toujours immergé dans le rêve, se demandant parfois où était la différence avec le réel. Tout, autour de lui, était trop lumineux, bizarre, symbolique. De quoi ?
Le soir venu, il se mit en quête de Maya, obéissant à une compulsion soudaine, avec le sentiment d’être sans défense. C’est Janet qui avait provoqué sa décision la veille en disant : « Elle t’aime, tu sais. » Il entra dans le réfectoire. Elle était là, elle riait, la tête rejetée en arrière, toujours vive, avec ses cheveux devenus blancs, qui avaient été si noirs dans le temps, les yeux fixés sur son compagnon : un beau type brun qui devait avoir la cinquantaine, et qui lui souriait. Maya posa la main sur son avant-bras, un geste qui lui était familier. Ça ne signifiait pas qu’elle était amoureuse mais qu’elle entamait le processus de séduction. Ils avaient très bien pu se rencontrer quelques minutes auparavant, quoique le regard de l’homme fût trop éloquent.
Maya détourna le regard et vit Frank. Elle cligna des yeux, surprise, avant de revenir à son partenaire. Elle lui parlait en russe, gardant la main sur son avant-bras.
Frank hésita. Il faillit rebrousser chemin. Il se maudit en silence : il se comportait comme un gamin… Il s’approcha, lança un bonjour ! sans se soucier de leur réponse. Pendant tout le dîner, elle demeura collée à son type, sans jeter un regard à Frank. L’homme parut surpris de son attitude, mais séduit. Il était clair qu’ils allaient partir pour passer la nuit ensemble. Cette perspective rendait toujours les autres encore plus séduisants. Et Maya s’en servait sans vergogne, cette pute. L’amour… Plus il y pensait, plus la colère montait en lui. Elle n’avait jamais aimé qu’elle-même. Et pourtant… il se souvenait de son expression quand elle l’avait vu. Durant une fraction de seconde, est-ce qu’elle n’avait pas semblé heureuse ? Avant de vouloir provoquer sa colère ? Est-ce que ça n’était pas le signe de sa blessure sentimentale, du désir de revenir en arrière ? Ce qui signifiait une certaine passion pour lui ? incroyablement infantile ?
Qu’elle aille au diable ! Il retourna dans sa chambre, fit ses bagages et prit le métro jusqu’à la gare. Il s’installa dans un train de nuit qui partait pour Pavonis Mons.
En quelques mois, après que l’ascenseur spatial avait été placé sur son orbite, Pavonis Mons était devenu le nombril énergétique de Mars, dépassant Burroughs, tout comme Burroughs avait dépassé Underhill. L’accès à l’ascenseur serait proche, et les signes de la nouvelle prédominance de la ville étaient déjà visibles un peu partout. La voie magnétique du train escaladait la pente orientale abrupte du volcan. Elle était maintenant flanquée de deux nouvelles routes, de quatre pipelines, d’un réseau de câbles, d’une ligne de tourelles à microondes, plus d’innombrables pistes de débarquement, hangars et décharges. Et puis, dans l’ultime montée vers le cône du volcan, on découvrait un formidable rassemblement de tentes d’habitation et de bâtiments industriels. Bientôt, ils s’étendirent partout, entre d’immenses voiles de captage solaire et des forêts de récepteurs à micro-ondes qui stockaient l’énergie des panneaux solaires en orbite. Chaque tente était une petite ville bourrée de blocs résidentiels. Et chaque appartement était surpeuplé, et le linge pendait à tous les balcons. Frank remarqua quelques arbres dans ce qui semblait être des centres commerciaux. Il entrevit des boutiques alimentaires, des stands de location de vidéo, des gymnases, des magasins d’habillement, des laveries. Et des détritus répandus un peu partout dans les rues.