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Peu après, toutes les cabines de l’ascenseur entrèrent en fonction. Pendant toutes ces années où le câble avait été tissé à partir de Clarke, des robots n’avaient cessé de travailler comme des araignées pour installer les faisceaux d’alimentation, les câblages de sécurité, les générateurs, les pistes supraconductrices, les stations de maintenance, de défense, les fusées de correction d’orbite, les réservoirs et les abris d’urgence. Tout cela avait été conduit à la même vitesse que le dévidement du câble et, dès qu’il fut arrimé dans Pavonis, les cabines se mirent à circuler. Il y en avait quatre cents. Elles ressemblaient à des poux qui auraient glissé sur un cheveu. Quelques mois plus tard, il fut possible de les mettre sur orbite et de les redescendre aussi tranquillement vers la surface.

Et les immigrants affluaient, transportés par la flotte de navettes énormes qui utilisaient le champ gravitique de la Terre, de Mars et de Vénus comme des tremplins. Chacun des trente cargos-ferries était bourré d’un millier de passagers à chaque voyage. Les gens débarquaient sur Clarke en un flot continu, pour être canalisés vers les ascenseurs et finalement atterrir dans le socle, avant de se répandre dans les allées de Sheffield, ébahis, effarés, tandis qu’on les poussait vers la gare où ils s’entassaient dans les trains. La plupart descendaient aussitôt dans une des villes de Pavonis. Les équipes de robots érigeaient des tentes à toute allure pour suivre le rythme du flux, et les nouvelles canalisations assuraient l’alimentation en eau à partir de l’aquifère de Compton, sous Noctis Labyrinthus.

Les immigrants s’installaient.

Pendant ce temps, les cabines de charge emportaient les métaux, le platine, l’or, l’argent et l’uranium, accélérant progressivement jusqu’à atteindre plus de 300 kilomètres à l’heure. Il leur fallait cinq jours pour atteindre la station terminale et décélérer jusqu’aux sas de Clarke. L’astéroïde de lest était devenu un bloc de chondrite carbonée creusé d’innombrables tunnels. Des constructions extérieures étaient venues s’y greffer, tellement nombreuses qu’il ressemblait plus à un vaisseau spatial qu’à la troisième lune de Mars. Les gens débarquaient sans cesse des navettes, les astronefs décollaient et se posaient, leurs équipages en perpétuel transit. Et les contrôleurs de trafic canalisaient tout ça avec l’aide des intelligences artificielles les plus performantes. Le câble était avant tout contrôlé par des ordinateurs et des robots, mais tout un ensemble de professions humaines était impliqué dans la direction et la supervision.

Et, bien entendu, la couverture médiatique de cette imagerie nouvelle avait été aussi immédiate qu’intense. Ils avaient tous attendu dix ans, mais l’achèvement de l’ascenseur avait été comme la naissance d’une nouvelle Athènes.

Les ennuis commençaient. Frank s’aperçut que son staff consacrait de plus en plus de temps aux hommes et aux femmes des tentes qui s’étaient installés à Sheffield et qui défilaient dans leurs bureaux, souvent très nerveux, parfois furieux, protestant à grands cris contre les conditions de vie, la surpopulation, l’inefficacité de la police ou la qualité de la nourriture.

Un personnage corpulent, au visage rougeaud, coiffé d’une casquette de base-ball, agitait le doigt d’un air menaçant :

— Des compagnies de sécurité privées nous ont offert leurs services, mais ce n’est que du racket ! Je ne peux même pas vous dire mon nom car ils risqueraient de savoir que je suis venu vous voir ! Je savais pour le marché noir comme n’importe qui, mais ça, c’est vraiment dingue ! On n’est pas venus sur cette planète pour se retrouver dans une merde pareille !

Frank arpentait son bureau, bouillonnant de rage. Ce genre d’allégations était parfaitement vrai, mais difficile à vérifier sans une équipe de sécurité officielle, une force de police, en fait. Dès que l’homme fut reparti, il interrogea tous les membres du staff, mais ils ne purent rien lui apprendre de nouveau, ce qui le rendit encore plus furieux.

— On vous paie pour enquêter sur ce genre de trucs ! Et vous passez votre temps à regarder les infos de la Terre !

Il annula ses rendez-vous de la journée : trente-sept au total.

— Crétins de fainéants incompétents ! gronda-t-il en passant la porte.

Il se rendit à la gare et prit un train local en direction du fond du cratère pour aller jeter un coup d’œil par lui-même.

Le train s’arrêtait à chaque kilomètre dans de petits sas d’inox qui étaient autant de gares desservant les cités-tentes. Il descendit au hasard et déchiffra sur la plaque du sas : El Paso. Il entra.

Au moins, la vue était formidable, c’était indéniable. La piste magnétique du train courait sur le versant est du cratère en parallèle avec les canalisations, entre les essaims des tentes qui étaient comme autant de bulles. Les plus anciennes, qui avaient été transparentes, se teintaient de mauve, à présent. Le bourdonnement des ventilateurs de la station de physique se mêlait à celui du générateur d’hydrazine. Les gens, ici, conversaient en espagnol aussi bien qu’en anglais. Frank appela ses adjoints et leur demanda de contacter l’homme d’El Paso qui était venu se plaindre. Quand il fut en communication avec lui, il lui donna rendez-vous dans un café proche de la gare, puis alla s’installer à la terrasse. Autour de lui, des couples buvaient, grignotaient et bavardaient comme partout ailleurs. De petites voitures électriques chargées de colis montaient et descendaient dans les ruelles en vrombissant doucement. Les bâtiments qui entouraient la gare étaient hauts de trois étages, apparemment préfabriqués, peints dans des tons blanc et bleu. On avait planté des arbustes dans les tubes qui reliaient la gare à la promenade principale. De petits groupes se promenaient sur les pelouses de l’astroport, ou bien erraient de boutique en boutique, quand ils ne se hâtaient pas vers la gare avec leurs sacs à dos. On lisait sur tous les visages la même expression déconcertée : ils n’avaient pas encore acquis de nouvelles habitudes, et certains n’avaient même pas appris à marcher correctement.

L’homme se présenta avec toute une bande de voisins. Ils avaient dans les vingt ans, trop jeunes pour se retrouver sur Mars, du moins à ce qu’on disait. Le traitement pouvait peut-être guérir les dommages dus aux radiations dures, éviter les accidents génétiques, mais qui pouvait en être certain ? En fait, des cobayes. Ce qu’ils avaient toujours été.

Frank éprouvait un sentiment étrange à leur rendre visite comme un patriarche. Il leur demanda de lui faire visiter leur habitat. Et ils se perdirent dans des ruelles étroites, loin de la gare et des grands bâtiments, pour se retrouver entre des huttes de Agee, qui avaient été conçues à l’origine comme des abris temporaires dans les régions désertiques de Mars, les avant-postes, les stations météo ou comme de simples refuges. Maintenant, il en découvrait partout. La pente du cratère avait été redressée, ce qui faisait que la plupart des huttes se trouvaient sur une pente de deux ou trois degrés. Il fallait être très prudent dans les cuisines et s’assurer que les lits étaient bien disposés.

Frank leur demanda quel était leur travail. Ils étaient dockers à Sheffield, en majorité. Ils déchargeaient les cabines de l’ascenseur et assuraient la mise en place des marchandises sur les trains. En principe, c’étaient des robots qui effectuaient ce genre de tâche, mais on constatait avec surprise, souvent, que le muscle humain jouait encore un rôle. Conducteurs d’engins lourds, programmeurs de robots, réparateurs, opérateurs de waldos, ouvriers de construction… Pour la plupart, ils n’étaient que rarement sortis en surface, et quelques-uns jamais. Ils avaient retrouvé les mêmes emplois que sur Terre, à moins d’avoir été chômeurs. Mars leur avait offert leur chance. Ils rêvaient tous de retourner un jour sur Terre, mais les gymnases étaient combles, coûteux, et on y perdait de précieuses heures de travail. Résultat, ils perdaient leur force de Terriens. Ils parlaient avec un accent du Sud que Frank n’avait pas entendu depuis longtemps. Il avait l’impression de se retrouver loin dans le temps. Il y avait encore des gens qui parlaient comme ça ? À la TV, ça ne s’entendait guère.