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La flèche du câble pointait droit vers le sol. Comme s’ils voyageaient à bord d’une fusée étrangement longue, s’étirant sur des kilomètres. Ils ne pouvaient avoir d’autre vision du câble. Et, tout en bas, sur la surface orange de Mars, les détails restaient aussi flous que lors de leur arrivée, il y avait tant d’années.

C’est alors qu’un des pilotes de l’ascenseur leur désigna Phobos, qui venait d’apparaître comme une marque blanche à peine perceptible à l’ouest. En dix minutes, ce fut une grande pomme de terre grise qu’ils frôlèrent à une vitesse affolante. Ils eurent à peine le temps de tourner la tête : Phobos avait disparu. Il y eut des cris, des sifflets, et un brusque flot de bavardages. Frank avait à peine eu le temps d’entrevoir le dôme de Stickney, qui scintillait comme une pierre précieuse.

Il retourna au salon, en essayant de garder l’image fugitive de Phobos. Des gens, à la table voisine, discutaient de la possibilité de placer Phobos en orbite couplée avec Deimos. Le satellite était maintenant dans la zone des Açores, et il ne pouvait plus que gêner le câble. Depuis longtemps, Phyllis leur avait fait remarquer que cela aurait pu être le sort de Mars s’il n’y avait eu l’ascenseur spatial. Les compagnies minières auraient contourné la planète rouge pour aller droit vers les astéroïdes bourrés de minerais qui, eux, ne posaient pas le problème du puits gravitique. Et il y avait aussi les lunes de Jupiter, de Saturne, et Uranus, Neptune, Pluton…

Ils avaient frôlé le danger. Mais ils ne craignaient plus rien.

Au cinquième jour, ils ralentirent : ils approchaient de Clarke. L’astéroïde avait été un rocher carbonacé de deux kilomètres de long qui avait à présent une forme cubique. Chaque centimètre de la face tournée vers Mars avait été taillé et couvert de béton, d’acier ou de verre. Le câble plongeait au centre de cette formation. Au point d’attache, on avait foré des trous suffisamment larges pour permettre l’accès aux cabines de l’ascenseur.

Ils passèrent un à un par ces trous et glissèrent doucement jusqu’à un volume intérieur qui évoquait une station de métro verticale. Ils se dispersèrent dans les tunnels de la station. C’est un des assistants de Phyllis qui les accueillit et qui les précéda jusqu’à un petit véhicule qui circulait dans un dédale de boyaux rocheux. Ils atteignirent enfin les bureaux de Phyllis, sur la face martienne de la station. Lambris de bambou et miroirs, les bureaux étaient sous microgravité mais tout le monde portait des chaussures à semelles de velcro. Une pratique plutôt ancienne mais prévisible dans cette station sous contrôle terrien. Et Frank imita les autres.

Phyllis achevait un entretien avec un groupe d’hommes.

— Non seulement c’est un dispositif élégant et économique pour en finir avec le puits gravitique, mais aussi un système de propulsion qui permet d’éjecter des charges dans tout le système solaire ! Une réussite d’ingénierie !

— Certainement !

Elle avait l’air d’avoir cinquante ans. Elle fit les présentations – il y avait là plusieurs représentants de l’Amex –, puis ils se retrouvèrent seuls, tous les deux.

— Tu ferais bien de ne plus utiliser cette élégante réussite d’ingénierie pour déverser des flots d’immigrants sur Mars, commença Frank, sinon elle va t’exploser à la figure et tu perdras ton point d’ancrage.

— Oh, Frank… fit-elle en riant.

Elle avait plutôt bien mûri : ses cheveux étaient argentés, mais son visage était encore joli, mince, avec quelques rides qui lui allaient très bien. Impeccable dans sa combinaison rouille et ses bijoux en or. Même la monture de ses lunettes était en or. Comme ça, elle semblait fixer du regard les images vidéo sur la face interne de ses verres.

— Tu ne peux pas continuer à les expédier en bas à cette cadence, insista Frank. On n’a pas d’infrastructure pour eux, pas plus physique que culturelle. Les campements de mineurs se multiplient de la pire manière. Ils ressemblent à des camps de réfugiés, à des bagnes. C’est ce que diront les rapports : tu sais à quel point ils aiment se servir de comparaisons terriennes. Et tu vas en souffrir.

Elle posa son regard devant lui, mais pas sur lui.

— Pour la plupart, les gens ne voient pas les choses de cette manière. (Elle s’exprimait d’une voix forte, comme si un vaste public les entourait.) Ceci ne constitue qu’un pas en avant vers la pleine exploitation de Mars par l’homme. Parce que nous allons nous servir de ses ressources. La Terre est dramatiquement surpeuplée et le taux de mortalité n’arrête pas de diminuer. Les premiers pionniers vont souffrir de leurs conditions de vie, mais ça ne durera pas. Nous avons connu plus grave encore quand nous sommes arrivés.

Déconcerté par ce mensonge évident, Frank lui décocha un regard furieux. Mais elle ne céda pas, et il lui jeta avec mépris :

— Tu n’écoutes rien !

Mais il réussit à se maîtriser et leva les yeux vers le plafond transparent. Ils étaient en orbite aréostationnaire, bien sûr, et ils ne pouvaient observer que Tharsis. À cette distance, c’était comme l’un des premiers clichés des sondes Mariner : une grosse boule orange avec ses volcans, et Noctis Labyrinthus, les canyons, le chaos…

— Quand es-tu redescendue ? demanda-t-il.

— En Ls 60. Je redescends régulièrement, tu sais.

Elle souriait.

— Et tu t’installes où ?

— Dans les dortoirs de l’AMONU.

Oui, se dit-il. Et elle s’activait dur pour briser le traité de l’ONU.

Mais ça faisait partie de son job. L’AMONU l’avait nommée à ce poste pour ça. Directrice de l’ascenseur et chargée des intérêts miniers. Quand elle quitterait l’ONU, on déploierait des tapis rouges devant elle pour n’importe quel poste. La reine de l’ascenseur. Le débarcadère dont dépendait une bonne partie de l’économie martienne. Elle aurait à sa disposition tous les fonds de n’importe quelle multinationale à laquelle elle choisirait de s’allier.

Et tout cela était apparent. Dans sa démarche, dans son sourire, dans ses remarques mordantes. Certes, elle avait toujours été un peu stupide. Frank serrait les dents. Apparemment, l’instant était venu de frapper fort dans le bon vieux style US, s’il lui en restait un peu.

— La majorité des transnationales détiennent des holdings aux States. Si le gouvernement américain décidait de geler leurs biens, parce qu’elles auraient violé le traité, elles en seraient considérablement ralenties, et certaines s’effondreraient.

— Mais vous ne le ferez jamais. Ça mettrait le gouvernement lui-même en banqueroute.

— Ce qui équivaut à menacer un mort de pendaison. Quelques zéros de plus dans le schéma représentent un niveau supplémentaire dans l’irréalisme, ce que nul ne peut plus imaginer. Les seuls capables de ça sont tes cadres des transnats. Ils assument la dette, mais tout le monde se fout de leur argent. Il me faudrait une minute pour en convaincre Washington, et tu verras comment ça va se passer. Quoi qu’il advienne, c’en sera fini de ton petit jeu. (Il leva la main en un geste de colère.) Et alors, quelqu’un d’autre viendra s’installer ici et… (Il lui vint une intuition soudaine :) Tu te retrouveras à Underhill.

Ce qui éveilla enfin son attention, c’était évident. Son mépris s’atténua.

— Il n’existe pas un individu qui puisse à lui seul convaincre Washington de quoi que ce soit. Là-bas, on marche sur du sable mouvant. Tu diras ce que tu as à dire, et moi aussi, et nous verrons bien qui de nous deux a le plus d’influence.