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Elle l’observait et, miraculeusement, ça ne le rendait pas nerveux. C’était plutôt comme si quelque champ de force le protégeait. Ou bien était-ce le regard de Maya ? Parfois, on pouvait dire avec certitude que quelqu’un vous aimait.

Elle passa la nuit avec lui. Plus tard, elle partagea son temps entre son bureau et l’appartement de Frank, sans qu’ils discutent jamais de ce qu’elle faisait.

En fait, ils ne parlaient de rien. Si ce n’est des nouvelles de la journée, de la situation. Les troubles de Pavonis s’étaient atténués temporairement, mais le même phénomène s’était étendu à toute la planète, et la situation s’aggravait : sabotages, grèves, émeutes, affrontements, meurtres. Et les nouvelles de la Terre n’avaient fait que rajouter à l’ambiance sinistre. Mars, comparée à la planète mère, était un modèle d’ordre, un petit refuge tranquille loin à l’écart d’un maelström géant évoquant pour Frank une spirale mortelle qui pourrait bien tous les aspirer. Des guerres mineures éclataient de toutes parts. L’Inde et le Pakistan avaient fait usage de l’arme nucléaire au Cachemire. L’Afrique était agonisante, tandis qu’au Nord on se chamaillait pour savoir qui aider en premier.

Ils apprirent que la cité-mohole d’Hephaestus, à l’ouest d’Elysium, contrôlée par des Américains et des Russes, avait été abandonnée. Les liaisons radio étaient interrompues et, quand des patrouilles atteignirent Hephaestus, elles trouvèrent la ville totalement vide. La région d’Elysium tout entière était en effervescence, aussi Frank et Maya décidèrent-ils d’essayer d’intervenir personnellement. Ils prirent donc le train pour Tharsis et s’enfoncèrent dans les plaines rocailleuses désormais bigarrées de plaques de neige qui ne fondaient jamais, d’un rose pâle à l’aspect granuleux, collées en général sur le versant nord de chaque dune, de chaque rocher, comme autant d’ombres de couleur. Ils pénétrèrent dans les plaines noires iridescentes d’Isidis, là où le permafrost arrivait à fondre durant les journées les plus chaudes avant de geler à nouveau en une croûte noire craquelée. C’était tour à tour une toundra, puis un marécage. Ils eurent la vision fugace d’une herbe noire, et même de fleurs arctiques. À moins qu’il ne s’agît de détritus.

Ils trouvèrent Burroughs tranquille et apaisante. Les grands boulevards bordés de pelouse étaient déserts, toujours aussi verts et insolites, comme suscités par un effet de lumière. Tandis qu’ils attendaient le train d’Elysium, Frank se rendit dans le dépôt de la gare et exigea la restitution des affaires qu’il avait abandonnées dans sa chambre. L’employé revint bientôt avec un grand coffre qui contenait des ustensiles de cuisine, une lampe, un lutrin électronique, et quelques combinaisons. Rien de cela n’était plus familier à Frank. Il glissa le lutrin dans sa poche et jeta le reste dans une poubelle. Des résidus de toutes ces années gaspillées dont il ne pouvait retrouver un seul jour.

Le bureau russe de Burroughs demanda à Maya de rester quelque temps afin de régler diverses affaires, aussi Frank prit-il seul le train d’Elysium. Il se retrouva en compagnie de toute une caravane en route vers Hephaestus. Les autres semblaient impressionnés par sa présence. Irrité, il se plongea dans son vieux lutrin, retrouvé avec ses centaines de milliers de volumes. Les lutrins actuels étaient mille fois plus puissants, ils constituaient des bibliothèques absolues. Il s’aperçut qu’il avait dû apprécier Nietzsche, dans le passé : il avait marqué de nombreux passages. Ce qu’il ne s’expliqua guère.

Une nouvelle équipe de mohole s’installait dans Hephaestus, des vieux routiers pour la plupart, techniciens et ingénieurs, nettement plus experts que les nouvelles recrues de Pavonis. Frank discuta avec plusieurs d’entre eux et leur posa des questions sur ceux qui avaient disparu. Un matin, à l’heure du petit déjeuner, près d’une fenêtre qui dominait la colonne de fumée du mohole, une femme américaine qui lui rappelait Ursula lui dit :

— Ces gens ont vu des vidéos de Mars toute leur vie, ce sont les étudiants de la planète, ils y croient comme au saint Graal, et toute leur vie tourne autour. Ils ont travaillé en économisant pour le prix du voyage parce qu’ils avaient une certaine idée de ce qui les attendait. Et dès qu’ils arrivent, ils se retrouvent incarcérés, au mieux dans des travaux intérieurs, dans la même routine. Et c’est comme ça qu’ils disparaissent. Parce qu’ils vont à la recherche de ce qu’ils espéraient trouver ici.

— Mais ils ne savent pas comment vivent les disparus ! s’exclama Frank. Ni même s’ils survivent !

La femme secoua la tête.

— On raconte des choses. Des gens reviennent. Et on se passe des vidéos, quelquefois. (Autour d’elle, d’autres acquiesçaient.) Et nous voyons aussi ce qui se passe sur Terre. Il vaut mieux s’installer sur le terrain pendant que nous en avons encore la chance.

Il secoua la tête, stupéfait. C’était plus ou moins ce que l’homme du gymnase lui avait dit, dans le camp minier. Mais, de la part de cette femme d’âge moyen, c’était encore plus déconcertant.

Cette nuit-là, incapable de trouver le sommeil, il appela Arkady et le joignit une demi-heure après. Arkady se trouvait à l’observatoire d’Olympus Mons.

— Qu’est-ce que tu veux vraiment ? l’apostropha Frank. Est-ce que tu imagines ce qui va se passer si tout le monde fiche le camp dans les Highlands ?

Arkady sourit.

— Et alors, on bâtira une vie humaine, Frank. Nous travaillerons pour subvenir à nos besoins, nous nous servirons de la science, et nous terraformerons sans doute un peu plus. Et nous chanterons, nous danserons et nous nous baladerons sous le soleil, et nous bosserons comme des fous pour notre nourriture autant que pour notre curiosité.

— Mais c’est impossible ! Nous faisons partie du monde, nous ne pouvons pas lui échapper !

— Non ? Mais ce monde dont tu parles, Frank, ça n’est que l’étoile bleue du soir. Ce monde rouge où nous sommes est tout ce qui compte pour nous.

Frank abandonna, exaspéré. Il n’avait jamais eu de vraie conversation avec Arkady. Jamais. Avec John, ç’avait été différent. Mais ils étaient amis.

Il regagna Elysium. Le massif se dressait à l’horizon comme une énorme selle jetée sur le désert. Les pentes abruptes des deux volcans étaient couvertes de neige rosée formant autant de névés qui ne tarderaient pas à se changer en glaciers.

Frank avait toujours considéré les cités d’Elysium comme faisant contrepoids à celles de Tharsis : elles étaient plus anciennes, plus petites, plus saines et plus faciles à gérer. Mais voilà que leurs habitants disparaissaient par centaines et qu’elles constituaient autant de points de tremplins vers la nation inconnue qui se dissimulait dans les régions sauvages des cratères.

À Elysium, on lui demanda de prononcer un discours devant un groupe de nouveaux arrivants américains, comme d’habitude, mais la réunion qui précéda n’avait rien de classique, et Frank posa des questions.

— Bien sûr qu’on s’évadera si on le peut, lui jeta quelqu’un d’un air de défi.

D’autres intervinrent aussitôt.

— On nous a dit de ne surtout pas venir ici si on avait besoin de grands espaces. Sur Mars, il paraît que ça ne se passe pas comme ça.

— Et ils croient tromper qui ?…

— On a vu les mêmes vidéos qu’eux. Celles que vous avez envoyées.

— Dans tous les articles qu’on lit, on ne parle que des clandestins de Mars. On dit qu’ils sont communistes, nudistes, rosicruciens…