Выбрать главу

Mais, parfois, l’ennui était préférable à l’autre possibilité. C’était Arkady qui dirigeait les séances d’entraînement, et il manifestait un talent pervers pour programmer des problèmes tellement difficiles qu’ils se retrouvaient en fait tous « morts » durant l’approche. Autant d’expériences étranges et déplaisantes qui n’avaient pas rendu Arkady plus populaire auprès de ses victimes. Il mêlait de façon aléatoire les problèmes de trajectoire Mantra, mais les difficultés redoublaient de plus en plus fréquemment. Ils étaient en approche martienne, les lumières rouges se déclenchaient, parfois les sirènes aussi, et ils étaient fichus. Il leur arriva de heurter un objet planétésimal d’un poids approximatif de quinze grammes qui laissa une fissure importante dans leur bouclier thermique. Sax Russell avait estimé que les risques de rencontrer un objet de plus d’un gramme étaient d’environ un en sept mille années de voyage. Et pourtant, ils s’étaient retrouvés en état d’alerte rouge ! Bourrés d’adrénaline, ils s’étaient précipités vers la marmite du moyeu avant d’atteindre l’atmosphère de Mars et d’être transformés en gaufrettes.

Mais la voix d’Arkady leur avait annoncé dans les intercoms : « Pas assez vite ! Vous êtes tous morts. »

Ça, c’était encore simple. Il y avait mieux… Par exemple, le vaisseau était en guidage programmé, ce qui signifiait que les pilotes devaient transmettre les données de vol aux ordinateurs qui les traduisaient en poussées pour parvenir au résultat voulu. Ça, c’était la théorie, car lorsqu’on approchait d’une masse gravitationnelle comme Mars à une telle vitesse, il était impossible d’avoir la moindre intuition ni de deviner les diverses combustions nécessaires. Aucun d’eux n’était vraiment pilote, au sens où on l’entend dans la navigation aérienne. Néanmoins Arkady, fréquemment, plantait tout cet énorme système redondant à l’instant même où ils affrontaient un seuil critique (ce qui, selon Russell, était d’une probabilité de l’ordre de un sur dix milliards), ils devaient alors repasser en manuel, diriger mécaniquement toutes les fusées, surveiller tous les moniteurs à la fois. L’image orange sur fond noir de Mars montait vers eux et ils avaient le choix : ou bien dégager vers l’espace pour mourir lentement, ou prendre la trajectoire courte pour aller s’écraser sur la planète et mourir sur le coup. Dans ce dernier cas, ils avaient droit à la vision simulée jusqu’au crash final, à 120 kilomètres à la seconde.

Ça pouvait être aussi une défaillance mécanique : au niveau des propulseurs principaux, des fusées de stabilisation, de l’ordinateur ou des progiciels, du déploiement du bouclier antithermique qui, tous, devraient fonctionner parfaitement durant l’approche. Ces défaillances-là étaient les plus probables. Selon Sax (mais les autres contestaient ses méthodes d’évaluation), ils couraient un risque sur dix mille approches planétaires. Et ils recommençaient. Les voyants d’alarme passaient au rouge, et ils se mettaient à râler et à prier pour une bonne trajectoire Mantra, même s’ils n’étaient pas tous d’accord. Quand ils réussissaient à sortir vivants d’une défaillance mécanique, ils en éprouvaient un plaisir intense : c’était le moment culminant de la semaine. John Boone réussit une fois un aérofreinage manuel, avec une seule fusée encore en fonction, et il avait atteint la milliseconde d’arc sans danger à la seule vitesse possible. Les autres avaient trouvé cela incroyable.

— Coup de chance à l’aveuglette, avait commenté Boone pendant le dîner, avec un immense sourire.

La plupart des simulations d’approche d’Arkady, de toute façon, s’achevaient par un échec, ce qui signifiait la mort pour eux tous. Simulation ou pas, il était difficile de ne pas être marqué par ces expériences et irrité par Arkady, qui les avait mises au point. Il leur advint une fois de réparer tous les moniteurs du pont juste à temps pour que les écrans leur annoncent qu’un petit astéroïde venait de fendre le moyeu du vaisseau et qu’ils avaient tous péri. Plus tard, Arkady, s’intégrant lui-même à l’équipe de navigation, commit une erreur, et donna l’ordre aux ordinateurs d’accélérer la rotation du vaisseau plutôt que de la freiner.

Il s’était écrié, faussement horrifié :

— On est écrasés sous six g !

Et ils avaient dû ramper pendant une demi-heure comme s’ils pesaient chacun une demi-tonne. Quand ils s’en étaient enfin sortis, Arkady avait bondi sur ses pieds avant de les repousser brutalement du moniteur de contrôle.

— Mais qu’est-ce que tu fabriques ? avait lancé Maya.

— Il est devenu dingue, avait dit Janet.

— Non, il fait semblant de l’être, avait rectifié Nadia. Et il va falloir que nous trouvions un moyen de le neutraliser – au cas où quelqu’un deviendrait cinglé comme ça sur la passerelle, tout à coup !

Ce qui était justifié, sans aucun doute. Mais ils voyaient tous le blanc des yeux d’Arkady et, sur son visage, il n’y avait plus la moindre trace de conscience. Ils durent s’y mettre à cinq pour le maîtriser et Janet et Phyllis Boyle furent décorées par ses coudes pointus.

Plus tard, pendant le dîner, il leur posa la question avec un sourire en biais, parce qu’il avait la lèvre un peu tuméfiée.

— Et bien ? Si ça se produisait vraiment ? Nous sommes tous sous pression et, au moment de l’approche, ça sera pire encore. Si quelqu’un venait à craquer ? (Il se tourna vers Russell et son sourire s’élargit.) Quelles sont tes probabilités pour ça, hein ?

Et il se lança dans un reggae jamaïcain, avec son accent slave : « Oh, chute de pression ! Oh, chute de pression ! Ça, la chute de pression, elle va te tomber sur le chou, à toi aussi ! Oh, oui ! »

Et ils continuèrent, s’attaquant aux problèmes de simulation aussi sérieusement qu’ils le pouvaient, y compris une attaque des Martiens ou encore le découplage du Torus B provoqué par « des rivets explosifs installés par erreur lors de l’assemblage du vaisseau ». Ils eurent droit aussi à une déviation orbitale de Phobos, plus quelques autres scénarios marqués largement par l’humour noir. Arkady, d’ailleurs, repassait certaines bandes après le dîner, ce qui faisait parfois rire son public.

Mais les problèmes plausibles se présentaient régulièrement… Chaque jour. Et malgré les solutions, malgré les protocoles de résolution, chaque fois, ils avaient la vision de la planète rouge vers laquelle ils étaient lancés à 40 000 kilomètres à l’heure. Régulièrement, elle finissait par envahir l’écran, qui devenait blanc, pour annoncer enfin en gros caractères noirs : Collision.

Ils se dirigeaient vers Mars selon une ellipse Hohmann de type II, lente mais efficace, qui avait été choisie parmi d’autres surtout à cause de la position des deux planètes prévue au moment de l’approche du vaisseau : Mars à 45 degrés au-devant de la Terre sur le plan de l’écliptique. Durant le voyage, ils ne feraient qu’une demi-orbite autour du soleil et leur rendez-vous avec Mars aurait lieu trois cents jours plus tard. Leur temps de gestation, disait Hiroko.

Les psychologues terriens avaient considéré qu’il était nécessaire de modifier leur environnement à bord de l’Arès afin de suggérer le passage des saisons, la durée des nuits et des jours, le climat. Tout reposait sur les variations des teintes ambiantes. Certains avaient soutenu que leur atterrissage devrait s’opérer sous le signe des moissons, d’autres qu’il fallait lui donner les couleurs d’un printemps nouveau. Après un rapide débat, les voyageurs eux-mêmes avaient décidé de partir sous le signe du printemps naissant. Ainsi, un long été suivrait et, à l’approche de leur objectif, l’ambiance du vaisseau prendrait les teintes automnales de Mars, et non pas les verts tendres et les tons pastel qu’ils allaient laisser loin derrière eux.