— Qu’ils ont construit des utopies, qu’ils circulent en caravanes, ou encore qu’ils se cachent dans les grottes comme des primitifs… Il y aurait des Amazones, des cow-boys, des lamas…
— Qu’est-ce que vous en dites ? Est-ce que tout le monde ne projette pas ses fantasmes ici parce que c’est tellement dur sur Terre, non ?…
— Peut-être qu’il n’existe qu’un seul antimonde coordonné…
— Ça, c’est encore un rêve, le fantasme absolu…
— Et pourquoi ils ne seraient pas les maîtres absolus de la planète ? Cachés partout, peut-être conduits par votre amie Hiroko, qui pourrait garder le contact avec votre autre ami Arkady. Pourquoi pas, hein ? Qui peut savoir ? En tout cas, sur Terre, personne ne le sait.
— Tout ça, c’est des histoires. Tout le monde adore, des millions de gens y croient sur Terre. C’est comme une drogue. Ils veulent tous venir ici, mais on est tellement peu à réussir. Et il faut dire qu’un sacré pourcentage d’entre nous a menti à fond pendant toutes les épreuves de sélection.
— Oui, oui, réussit à dire Frank d’un air sombre. On a tous fait la même chose.
La vieille plaisanterie de Michel Duval lui revenait à la mémoire : puisque, de toute façon, ils étaient tous destinés à devenir fous…
— Mais vous êtes là maintenant ! Et vous vous attendiez à quoi ?
— Je ne sais pas. (Il secoua la tête, irrité.) Mais ce ne sont que des délires, vous ne comprenez pas ? Le besoin de rester caché serait un handicap terrible pour une communauté. Si vous y réfléchissez sérieusement, il n’existe que des rumeurs, des histoires.
— Alors, tous ceux qui ont disparu, où sont-ils allés ?
Frank haussa les épaules et ils sourirent tous.
Il y pensait encore une heure plus tard. Ils s’étaient tous déplacés jusqu’à l’amphithéâtre à ciel ouvert, construit avec des blocs de sel dans le style grec classique. Tous les visages étaient attentifs. Dans l’hémicycle, tous les bancs étaient occupés : on attendait avec curiosité ce qu’allait pouvoir dire l’un des cent premiers. Il était une relique du passé, un personnage historique, il était déjà sur Mars dix ans avant que la plupart d’entre eux soient nés, et les souvenirs qu’il gardait de la Terre remontait au temps de leurs grands-parents. Un gouffre vaste et sombre les séparait.
Les anciens Grecs avaient certainement connu les dimensions et les proportions qui convenaient pour un orateur et Frank dut à peine hausser la voix pour se faire entendre. Il commença par les déclarations habituelles, plus ou moins coupées ou censurées, à cause des récents événements. Mais il n’était guère cohérent, même à ses propres oreilles.
— Écoutez, poursuivit-il en essayant désespérément de trouver un autre ton, son regard courant entre les rangs. Nous sommes arrivés ici sur un monde nouveau et différent, ce qui rendait nécessaire que nous devenions des êtres différents. Aucun des vieux principes de la Terre n’avait plus vraiment d’importance. À terme, inévitablement, nous allons former une nouvelle société, une société martienne, car c’est dans la nature des choses. Cela résulte des décisions que nous prenons ensemble, de notre action collective. Et ces décisions, nous les prenons en ce moment même. Mais si vous vous réfugiez dans la clandestinité, si vous rejoignez les colonies cachées, vous vous isolez, de votre propre fait ! Vous restez ce que vous étiez lors de votre arrivée, et jamais vous ne vous métamorphoserez en humain martien. Et vous nous priverez aussi de vos connaissances. Je l’ai appris personnellement, croyez-moi. (Il fut surpris de la peine qu’il ressentait tout à coup.) Comme vous le savez, quelques-uns des cent premiers ont été aussi les premiers à disparaître, sans doute sous l’égide de Hiroko Ai. Je ne comprends toujours pas pourquoi. Mais j’aurais du mal à vous expliquer à quel point le génie d’Hiroko pour la conception de systèmes nous a fait défaut ! Je crois que l’on peut dire qu’une grande partie de nos problèmes sont dus à son absence durant toutes ces dernières années. (Il secoua la tête, en essayant de rassembler ses pensées.) La première fois que j’ai vu ce canyon où nous nous trouvons, c’était avec elle. C’était une de nos premières explorations dans cette région et, quand nous avons découvert le sol de ce canyon, tellement nu et plat, elle m’a dit : « C’est comme le plancher d’une chambre. » Elle m’a manqué. En venant ici, je me suis demandé s’il s’agissait bien du même lieu, et aussi… j’ai eu du mal à me dire que j’avais vraiment connu Hiroko. (Il s’interrompit, essayant de discerner leurs expressions.) Est-ce que vous comprenez ?
— Non ! lança une voix.
Dans son trouble, il retrouva une trace de son tempérament coléreux.
— Je suis en train de vous dire qu’il faut que nous fabriquions une nouvelle planète Mars ! Que nous sommes des êtres complètement différents, qu’ici rien n’est plus pareil ! Rien !
Il dut abandonner et se rasseoir. D’autres orateurs lui succédèrent. Il restait immobile, abasourdi par leurs voix ronronnantes, le regard rivé sur l’autre extrémité de l’amphithéâtre, sur les sycomores du parc, les grands bâtiments blancs aux terrasses envahies de verdure. Image blanche et verte.
En quittant l’amphithéâtre, il traversa le parc, puis la ville. Et il demanda à Slusinski, par l’intermédiaire de son bloc de poignet :
— Comment des gens peuvent-ils agir contre leurs propres intérêts matériels ? C’est fou ! Les marxistes étaient des matérialistes, alors comment expliquaient-ils ça ?
— Par l’idéologie.
— Mais si le monde matériel et nos méthodes pour le manipuler déterminent tout, comment une idéologie peut-elle surgir ? Comment expliquaient-ils son origine ?
— Certains définissaient une idéologie comme le rapport imaginaire avec une situation réelle. En postulant que l’imagination était une force puissante dans l’existence humaine.
— Mais alors, ils n’étaient absolument pas matérialistes ! Pas étonnant que Marx soit mort !
Il jura, écœuré.
— À vrai dire, monsieur Frank, il y a nombre de gens sur Mars qui se considèrent comme marxistes.
— Merde alors ! Ils pourraient être tout aussi bien jansénistes, hégéliens, disciples de Zoroastre !
— Les marxistes étaient hégéliens, monsieur.
— Tais-toi, gronda Frank en coupant la communication.
Des êtres imaginaires dans un paysage réel. Pas étonnant qu’il ait oublié la carotte et le bâton pour se perdre dans ces concepts de vie nouvelle, de différence radicale… Toutes ces conneries ! Oui, il jouait à être John Boone. C’était vrai ! Il essayait de faire comme lui. Mais John avait été expert à ce jeu. Il avait un tour de main magique pour ça, et Frank l’avait tant de fois observé au bon vieux temps. Il savait infléchir les choses à coups de paroles. Alors que les paroles, entre les lèvres de Frank, étaient comme des cailloux. Même à présent, alors qu’il en avait tant besoin. Alors que les paroles seules pouvaient le sauver.
Maya l’attendait à la gare de Burroughs et elle l’étreignit brièvement. Il fut incapable de soutenir son regard.
— Tu as été splendide, lui dit-elle. Tout le monde en parle.
— Au moins pendant une heure.
Après quoi, les immigrants disparaîtraient comme d’habitude.
Il marchait à grands pas vers les bureaux de la mesa. Maya l’accompagna sans cesser de bavarder tandis qu’il s’installait dans l’une des chambres jaunes du quatrième étage. Meubles en bambou, coussins et draps à fleurs. Maya était joyeuse, heureuse de le revoir, excitée par toutes sortes de plans. Il serra les dents jusqu’à en avoir mal. C’était le bruxisme. Une source de maux de tête et de douleurs faciales ou maxillaires intenses.