— Tout était dans les données, dit-elle à Yeli un peu plus tard. Ils n’avaient qu’à les interroger. Mais ils ne pensent à rien. Ils regardent la TV et ils attendent.
— Nadia, voir un dôme comme celui-là partir en éclats, ça fait vraiment un choc. Ils voulaient avant tout être certains que leur habitat était en sécurité.
— Je suppose.
Une semaine environ après leur arrivée, ils redécollèrent. Ann et Simon avaient pris place dans l’appareil d’Angela et Sam.
Ils volaient vers le sud, au-dessus de la pente d’Isidis, en direction de Burroughs, lorsqu’un message codé crépita dans la radio. Nadia trouva dans son sac une liste qu’Arkady lui avait donnée et, quand elle eut repéré le numéro de code qu’elle voulait, elle l’introduisit dans l’intelligence du delta et ils purent déchiffrer le message grâce au programme d’Arkady. L’IA le débita d’un ton monocorde :
— L’AMONU s’est emparée de Burroughs et tous ceux qui s’y présentent sont mis en état d’arrestation.
Le silence régna un instant. Ils filaient dans le ciel rose. Tout en bas, la plaine d’Isidis s’inclinait vers la gauche.
— Allons n’importe où, déclara Ann. Nous pouvons leur dire en personne de cesser leurs attaques.
— Non, protesta Nadia. Il faut que je puisse travailler. Et s’ils nous bouclent… Et puis, qu’est-ce qui te fait croire qu’ils écouteront ce que nous avons à leur dire ?
Ann se tut et Nadia se tourna vers Yeli.
— Est-ce qu’on pourrait atteindre Elysium ?
— Oui.
Ils dévièrent donc vers l’est en ignorant les appels du contrôle aérien de Burroughs.
— Ils ne nous poursuivront pas, dit Yeli d’un ton assuré. Le radar satellite montre qu’il y a des tas d’appareils dans ce secteur, trop nombreux pour qu’ils puissent tous les intercepter. Et puis, ce serait une perte de temps, car je soupçonne qu’il y a pas mal de leurres dans le ciel en ce moment. Quelqu’un a dû lancer des drones, ce qui brouille la situation à notre avantage.
— Quelqu’un qui se donne à fond dans cette bataille, murmura Nadia en fixant l’image radar.
Cinq ou six objets scintillaient dans le quadrant sud.
— C’est toi, Arkady ? Et tu m’aurais caché ça ?… (Elle repensa à cet émetteur radio qu’elle venait de trouver dans son sac.) Mais peut-être qu’il n’était pas caché. Peut-être que je refusais de le voir, c’est tout.
Ils se posèrent à proximité de Fossa Sud, le plus grand canyon couvert de la région. La toiture était encore là mais – ils le découvrirent peu après – seulement parce que la cité avait été dépressurisée avant d’être trouée. Les habitants s’étaient enfermés dans les derniers bâtiments intacts et luttaient pour entretenir la ferme. Il y avait eu une explosion à la centrale, et plusieurs autres dans la cité. Des travaux importants étaient nécessaires, mais le site pouvait fonctionner à nouveau très vite, et la population était plus entreprenante que celle de Peridier. Nadia se lança à corps perdu dans le travail, bien décidée à ne pas perdre une minute.
Quand Fossa Sud fut recouverte à nouveau, asséchée et chauffée, elle lança des équipes à la recherche des survivants éventuels sur le flanc ouest du canyon, puis plus loin en direction du sud, vers d’autres canyons. Ensuite, elle se pencha sur les programmes de fabrication d’outils afin de mettre en place des lignes de robots sur les pipelines fracturés de Chasma Borealis.
— Mais qui a pu faire tous ces dégâts ? demanda-t-elle avec dégoût en regardant sur la TV les canalisations qui crachaient leur purée de glace.
Cette question lui avait été arrachée malgré elle. En vérité, elle ne voulait pas savoir. Elle ne tenait pas à réfléchir à la stratégie d’ensemble, elle ne voulait penser qu’à ce pipeline brisé, perdu entre les dunes. Mais Yeli la prit au mot :
— C’est difficile à dire. Les journaux terriens ne concernent plus que la Terre, maintenant, si l’on excepte une info de temps en temps. Apparemment, les prochaines navettes vont amener des troupes de l’ONU qui sont censées rétablir l’ordre sur Mars. Mais sur la Terre, on ne parle que de la guerre du Moyen-Orient, de la mer Noire, de l’Afrique, et tout le reste… Une bonne partie du club du Sud est en train de bombarder les nations à pavillons de complaisance, et le groupe des Sept a déclaré qu’il allait les défendre. Il y a aussi un agent biologique qui s’est répandu sur le Canada et la Scandinavie…
— Et peut-être ici, l’interrompit Sacha. Est-ce que vous avez vu le reportage sur Acheron ? Il s’est passé quelque chose. Les baies de l’habitat ont été soufflées et le sol est recouvert de ces espèces de pousses de je ne sais quoi… Personne ne veut aller y voir de plus près…
Nadia ferma les yeux pour essayer de se concentrer sur le problème du pipeline. Quand elle revint au réel, elle s’aperçut que tous les robots qu’elle avait pu trouver travaillaient à la reconstruction des villes et que les usines sortaient à plein rythme des bulldozers, des excavatrices, des camions, des chargeurs, des unités de soudure, des cimenteries, des unités de plasturgie, de couverture… Tout. Le système était relancé à plein régime et elle n’avait même plus de quoi s’occuper suffisamment. Elle déclara donc aux autres qu’elle allait redécoller. Ann, Simon, Yeli et Sacha décidèrent de l’accompagner. Mais Angela et Sam avaient retrouvé des amis dans Fossa Sud et ils restaient.
Ils s’envolèrent. Et Yeli leur assura qu’il en serait toujours ainsi : quand des membres des cent premiers se rencontraient, ils n’arrivaient plus à se séparer.
Les deux appareils se dirigeaient vers Hellas, droit au sud. Ils se posèrent brièvement près du mohole de Tyrrhena, proche de Hadriaca Patera. La cité avait été trouée et elle avait besoin de secours. Il n’existait pas de robots disponibles, mais Nadia avait découvert qu’elle pouvait démarrer ce genre d’opération mineure avec son seul ordinateur, ses programmes, et un extracteur d’air. Ce type de génération spontanée de machinerie était un autre aspect de leur puissance. C’était plus lent, sans doute, mais néanmoins, en un mois, avec ces trois éléments, on pouvait faire surgir du sable d’abord des usines, puis des ateliers d’assemblage. D’où sortaient les robots, des véhicules de toutes tailles, certains grands comme des immeubles, tous capables de travailler efficacement en son absence. Une puissance confondante.
Mais ce n’était rien face à la capacité de destruction des humains. De ruine en ruine, ils étaient abasourdis par les dommages et le nombre des morts. Et leurs vies étaient également menacées : après avoir rencontré un certain nombre d’épaves dans le couloir aérien Hellas-Elysium, ils prirent la décision de ne voler que de nuit. Par certains côtés, le danger était plus grand, mais Yeli se sentait plus à l’aise en vol furtif. Les 16 D étaient presque invisibles au radar et ils ne laissaient que des traces infimes sur les détecteurs infrarouges les plus pointus. Pour Nadia, cela n’avait guère d’importance. Elle aurait préféré voler de jour, mais ses pensées tournaient en rond autour du choc qu’elle avait éprouvé devant l’étendue des destructions. Elle essayait de refouler ses émotions et ne souhaitait qu’une chose : travailler.
Au fil des jours, ils intervenaient sur des structures détruites : des ponts, des pipelines, des puits, une centrale énergétique, une piste, une ville. Yeli disait qu’ils vivaient dans un monde waldo, donnant leurs ordres aux robots comme des négriers, des magiciens, ou des dieux. Et quand les machines se mettaient au travail, c’était comme si elles essayaient de repasser un film, de recoller des débris. Ils allaient vite et sans finesse, mais ils s’étonnaient de voir à quelle allure ils arrivaient à relancer la construction de tous côtés avant de reprendre leur vol.