— Au début, il y avait le monde, déclara Simon d’un ton las en pianotant sur son bloc de poignet.
Ils décollaient dans le soleil couchant, au-dessus d’un immense pont-grue.
Ils mirent en place des programmes d’extinction et d’enfouissement pour trois réacteurs qui avaient explosé. Ils se tenaient au-dessous de l’horizon et travaillaient par téléopération. Tout en surveillant l’ensemble, Yeli interrogeait les différents canaux d’information. Ils tombèrent sur une image prise sur orbite : la région occidentale de l’hémisphère de Tharsis en plein jour. À pareille distance, on ne discernait pas les inondations. Mais le commentateur précisait qu’elles avaient suivi les anciens chenaux qui s’écoulaient du nord, à partir de Vallès Marineris et de Chryse. L’image zooma, révélant des bandes roses et blanches dans cette région. Mars s’était trouvé des canaux, en fait.
Nadia revint à son travail. Tant de choses détruites, tant de gens tués qui auraient pu vivre des centaines d’années – et, bien sûr, Arkady restait silencieux. Depuis vingt jours. Certains prétendaient qu’il avait dû se terrer afin de pas être tué par des engins sur orbite. Mais Nadia n’y croyait pas, sauf dans ses moments les plus extrêmes de désir et de chagrin.
Ils survolèrent le pont qui enjambait Harmakhis Vallis, sur le pourtour est d’Hellas. Il était effondré. Ici encore, ils mirent les robots au travail. Sur tous les grands ponts, les robots de réparation étaient stockés dans des hangars. Ils travaillaient lentement, mais ils les activèrent ce même soir avant de s’installer autour d’un plat de spaghettis sorti du micro-ondes, dans la cabine d’un des deltas. Yeli mit les infos terriennes. Mais ils ne virent qu’un déferlement de parasites. Il essaya d’autres canaux, avec le même résultat.
— Est-ce qu’ils auraient fait sauter la Terre ? demanda Ann.
— Non, non, fit Yeli. Quelqu’un brouille leurs émissions. Le soleil est entre nous et la Terre, depuis quelques jours, et il suffit d’interférer avec des satellites-relais pour couper le contact.
Ils fixaient l’écran enneigé d’un air sombre. Récemment, les satellites de communication aréosynchrones avaient été détruits un peu partout, atteints par des tirs ou sabotés. Impossible à dire. Désormais, privés des infos terriennes, ils se retrouvaient réellement dans le noir. Les communications radio de surface étaient limitées par l’absence d’horizon ionique et l’étroitesse de l’horizon. Elles ne portaient guère plus loin que les intercoms de leurs marcheurs. Yeli essaya différents schémas de résonance stochastique pour tenter de franchir le brouillage. Sans succès. En grommelant, il lança un programme de recherche. La radio monta et redescendit la gamme hertzienne, s’arrêtant parfois sur des cliquetis codés, des lambeaux de musique. Des voix fantomatiques balbutiaient dans des langues incompréhensibles, comme si Yeli réussissait là ou le programme SETI avait échoué : il recevait peut-être des messages incohérents venus des étoiles. Mais non : il ne s’agissait sans doute que de dialogues entre des équipes de mineurs des astéroïdes.
Ils étaient vraiment seuls sur Mars. Cinq des cent premiers dans deux minuscules appareils volants.
C’était un sentiment nouveau et très bizarre, qui ne fit que se renforcer dans les jours suivants. Il ne disparut pas, et ils se firent à l’idée de continuer avec le bruit blanc des ondes radio et télé. C’était une expérience unique, non seulement dans le temps de leur existence martienne, mais sur l’ensemble de leur vie. Ils s’aperçurent très vite que la rupture avec le réseau d’information électronique était presque comme perdre un de leurs cinq sens. Nadia consultait fréquemment son bloc sur lequel l’image d’Arkady aurait pu apparaître, tout comme n’importe lequel des cent premiers. Et quand elle relevait les yeux, le paysage lui paraissait encore plus vaste, plus aride et vide qu’avant. Effrayant.
Ils atteignirent les régions basses du bassin d’Hellas, suivant la piste de Low Point Lakefront. Et c’est alors que, sous la lumière rouge et les ombres allongées du soleil levant, ils découvrirent une mer de blocs de glace fracassés. Elle semblait remplir toute la partie orientale d’Hellas.
Une mer !
Ils allaient droit dessus. La grève était un agglomérat de plaques gelées : rouges, noires, blanches, bleues, ou parfois d’un vert jade somptueux. C’était comme si un mascaret avait traversé une collection de papillons géants. Au-delà, la mer de glace se déployait jusqu’à l’horizon.
Après plusieurs secondes de silence, Ann déclara :
— Ils ont dû faire sauter l’aquifère d’Hellespontus. Il était énorme et il aurait pu aller jusqu’à Low Point.
— Mais alors, le mohole d’Hellas a dû être inondé ! s’écria Yeli.
— Exact. Et l’eau va se réchauffer au fond. Ce qui empêchera sans doute la surface du lac de geler. Difficile à dire. L’air est froid mais, avec les turbulences, il doit bien y avoir un point clair. Sinon, sous la surface, l’eau doit rester à l’état liquide. Les courants de convection doivent être puissants, à vrai dire. Mais quant à la surface…
— On va le voir très bientôt, annonça Yeli.
— Nous devrions nous poser, dit Nadia.
— Quand on le pourra, oui, d’accord. Et puis, on dirait que la situation se calme un peu.
— C’est parce que nous ne recevons plus d’informations.
— Mmm…
Ils furent en fait obligés de traverser toute l’étendue pour aller se poser sur l’autre rive. C’était une matinée sinistre. Ils avaient l’impression de survoler l’océan Arctique, à cette différence près qu’ici, les courants de glaciation évoquaient une porte de réfrigérateur ouverte : ils prenaient toutes les teintes du spectre et formaient une mosaïque chaotique du rouge au jaune, en passant par toutes les nuances de bleu et de vert.
Ils étaient encore en altitude mais, au centre, la mer de glace allait jusqu’aux quatre horizons. Et un gigantesque nuage de vapeur montait à des milliers de mètres dans l’atmosphère. Ils en firent prudemment le tour. Des icebergs et des blocs à la dérive flottaient à la base, sur les eaux noires. Ils tournoyaient et se heurtaient sans cesse, projetant d’épais rideaux d’encre.
Le spectacle n’appartenait pas à Mars et ils le contemplaient en silence, fascinés. Puis, après avoir fait deux autres tours de la colonne de vapeur, ils remirent cap à l’ouest.
— Oui, Sax doit réellement adorer cette révolution, répéta Nadia. Vous croyez qu’il y joue un rôle ?
— J’en doute, dit Ann. Il est probable qu’il ne risquerait pas ses investissements terriens. Pas plus qu’une atteinte à son projet ou quelque tentative de contrôle que ce soit. Mais je suis persuadée qu’il évalue son effet sur le terraforming. Je ne veux pas dire qu’il se soucie des morts et des blessés, des destructions ou de qui gagnera à terme : non, il n’y a que le projet qui compte.
— Intéressant, comme expérience, commenta Nadia.
— Oui, mais difficile à dupliquer.
Ils partirent tous d’un grand rire.
Quand on parle du loup… Ils s’étaient posés à l’ouest de la mer nouvelle (Lakefront avait été submergée), et ils passèrent leur journée à se reposer. Dans la nuit qui suivit, alors qu’ils suivaient la piste du nord-ouest vers Marineris, ils survolèrent un transpondeur qui émettait un signal de SOS en morse. Ils tournèrent au-dessus jusqu’à ce que l’aube pointe, avant de se poser sur la piste, non loin d’un patrouilleur en panne. Et Sax était là, en marcheur, répétant son signal sur le transpondeur.