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Il monta avec eux et, lentement, ôta son casque, les yeux écarquillés, les lèvres serrées, comme à son habitude. Il semblait fatigué. Mais comme le chat qui a mangé le canari, ainsi qu’Ann le dit plus tard à Nadia. Il n’était pas très disert. Il était bloqué là depuis trois jours. La piste des transpondeurs ne répondait plus, et son patrouilleur n’avait pas de réserve de secours. Lakefront était bel et bien anéantie.

— J’étais sur la route du Caire pour rencontrer Maya et Frank, parce qu’ils pensent que ce serait bien que les cent premiers se rassemblent pour créer une forme d’autorité afin de négocier avec la police de l’AMONU, pour qu’elle arrête ses actions.

Il expliqua qu’il se trouvait au pied des collines d’Hellespontus quand le nuage du mohole de Low Point était devenu jaune, tout à coup, et avait jailli jusqu’à 20 000 mètres dans le ciel.

— Il ressemblait à un champignon, comme une explosion nucléaire, mais en plus petit. Le gradient de température n’est pas aussi élevé sur Mars que sur la Terre.

Après quoi, il avait fait demi-tour pour observer l’inondation. L’eau qui s’était déversée dans le bassin avait été noire au début, avant de blanchir en se recouvrant de blocs de glace. À l’exception de Lakefront, où elle s’était mise à bouillir.

— … comme sur un réchaud. Les échanges thermodynamiques ont été très complexes pendant un temps, mais l’eau a refroidi assez vite le mohole et…

— Tais-toi, Sax ! lança Ann.

Il haussa les sourcils et, sans un mot, se mit à bricoler sur le récepteur radio du delta.

Ils étaient six, désormais, à voler dans le ciel de Mars : Sacha, Yeli, Ann, Simon, Nadia et Sax. Six parmi les cent premiers, rassemblés comme par l’effet d’une force magnétique. Durant cette première nuit, les sujets de conversation ne leur manquèrent pas et ils échangèrent des informations, des récits, des rumeurs, et des spéculations. Mais Sax ne leur apportait pas d’éléments concrets. Il était sans informations, tout comme eux.

Le lendemain à l’aube, ils se posèrent sur la piste de Bakhuysen et furent accueillis par une dizaine d’hommes armés de paralyseurs. Ils gardaient leurs canons baissés, mais ils escortèrent sans égards leurs six visiteurs jusqu’à un hangar, à l’intérieur du cratère.

Là, la population était plus nombreuse, et les gens ne cessaient d’arriver. Ils étaient en tout une cinquantaine, dont une trentaine de femmes. Tous se montraient courtois et, quand ils apprirent l’identité de leurs hôtes, ils devinrent franchement amicaux.

— Nous devions être certains de qui nous avions affaire, leur expliqua une grosse femme avec un épais accent du Yorkshire.

— Et vous, qui êtes-vous ? demanda Nadia.

— Nous venons de Korolyov Prime. Nous nous sommes évadés.

Ils conduisirent leurs visiteurs jusqu’au réfectoire, où on leur servit un petit déjeuner honorable. Tout en dégustant des crêpes, ils apprirent que le groupe de Bakhuysen s’était enfui de Koroliov Prime au tout premier jour de la révolte, qu’ils s’étaient dirigés vers le sud, vers les régions polaires.

— C’est un nid de rebelles, assura la femme à l’accent du Yorkshire (qui se révéla plus tard être finlandaise.) Avec ces terrasses incroyables suspendues au-dessus du vide, et ces grottes très longues et très larges, c’est parfait comme refuge pour échapper aux satellites tout en respirant à l’aise. Ils se sont installés un peu comme des cro-magnons. C’est vraiment bien.

Il semblait que ces grottes étaient célèbres parmi les réfugiés de Korolyov et qu’un grand nombre de prisonniers avaient décidé de s’y fixer rendez-vous en cas d’accident.

— Est-ce que vous êtes avec Arkady ? demanda enfin Nadia.

— Qui ?

En fait, ils étaient des partisans du biologiste Schnelling. À les entendre, une sorte de mystique rouge, qui avait vécu avec eux à Korolyov, où il était mort quelques années auparavant. Il avait donné des conférences sur tout le réseau de Tharsis et, après son arrestation, de nombreux prisonniers de Korolyov étaient devenus ses étudiants. Il leur avait apparemment enseigné une sorte de communalisme martien fondé sur les principes de la biochimie locale. Les gens de Bakhuysen n’étaient pas très clairs à ce sujet, mais ils n’avaient qu’une idée en tête : contacter d’autres forces rebelles. Ils avaient réussi à établir le contact avec un satellite furtif programmé pour opérer par salves de signaux directifs. Ils étaient également parvenus à monitorer brièvement un canal utilisé par les forces de sécurité de Phobos. Ils avaient donc quelques nouvelles. Phobos servait de base de surveillance et d’attaque pour les forces des transnationales et la police de l’AMONU, qui venaient de débarquer par la dernière navette. Ces mêmes forces avaient le contrôle de l’ascenseur, de Pavonis Mons, ainsi que du reste de Tharsis. L’observatoire d’Olympus était entré en rébellion et il avait été foudroyé par les engins en orbite. Les unités transnationales avaient pris position sur une majeure partie du Grand Escarpement, coupant ainsi la planète en deux. Quant à la guerre sur Terre, elle semblait se poursuivre. Les points les plus chauds, apparemment, étaient l’Afrique, l’Espagne, et la frontière entre les États-Unis et le Mexique.

Ils pensaient qu’il était inutile d’essayer de rallier Pavonis.

— Ils vous arrêteront ou ils vous abattront, résuma Sonia.

Mais quand ils décidèrent de tenter quand même leur chance, on leur donna la direction précise d’un refuge situé à une nuit de vol vers l’ouest : la station météo de Margaritifer sud. Les gens de Bakhuysen ajoutèrent qu’elle était occupée par des bogdanovistes.

Leurs vols nocturnes ressemblaient maintenant à un étrange rituel, comme s’ils étaient en train d’inventer une nouvelle forme épuisante de pèlerinage. Les deux appareils étaient si légers qu’ils encaissaient durement les vents dominants d’ouest, ce qui rendait le sommeil difficile – un bond ou un plongeon de dix mètres et on se réveillait dans l’obscurité de la cabine, dans le tournoiement des étoiles, ou au-dessus du fond noir de la surface. Nadia pilotait parfois, entre deux périodes de demi-sommeil agité. Quelquefois, le cliquetis d’un transpondeur dans la radio lui rappelait le temps où elle et Arkady avaient affronté cette fameuse tempête à bord de l’Arrowhead. Elle le revoyait, nu avec sa barbe rousse, dans l’intérieur démantelé du dirigeable, arrachant des panneaux pour les jeter par-dessus bord en riant, projetant derrière eux des nimbus de poussière.

L’autre 16 D volait à un kilomètre sur leur droite au maximum. Ils correspondaient par micro-rafales pour faire le point, poser de brèves questions si l’un des deux appareils prenait du retard. Parfois, au cœur de la nuit, il leur venait le sentiment d’avoir toujours vécu ainsi, et ils avaient presque du mal à se rappeler leur existence avant la révolte. Pourtant, cela durait depuis combien de temps ? Trois semaines ?… qui auraient aussi bien pu être cinq années.

Puis des traînées sanglantes se dessinèrent dans le ciel derrière eux. Les cirrus se révélaient en violet avant de passer dans des tons de rouille, de cramoisi, de lavande, pour se changer enfin très vite en lames de métal dans le ciel rose. La fontaine éblouissante du soleil réapparut au-dessus d’une crête dentelée ou au détour d’un escarpement, et ils cherchèrent alors dans l’angoisse un terrain possible au milieu du paysage. Après cette nuit qui leur avait paru durer une éternité, il semblait impossible qu’ils aient navigué pour rien. Mais la piste était bien là, droit devant, sous le soleil. Et les transpondeurs leur indiquaient la route. C’est ainsi qu’ils continuèrent leur vol, nuit après nuit, pour découvrir à l’aube une nouvelle ligne brillante entre les dernières ombres. Ils se posaient doucement, roulaient vers un éventuel refuge, coupaient les moteurs et se relaxaient un moment dans leurs sièges, retrouvant l’absence de vibration, le silence d’un autre jour.