— Les gens de l’équateur feraient bien de se tenir prêts, et très vite, dit Sax.
— Il ne retombera pas exactement sur l’équateur, dit Steve. L’oscillation de Phobos va le dévier. C’est la trajectoire la plus complexe à calculer, car les facteurs dépendent de l’oscillation du câble pendant le début de sa chute.
— Nord ou sud ?
— On devrait le savoir dans les prochaines heures.
Les six voyageurs gardaient les yeux fixés sur l’écran. Pour la première fois depuis leur arrivée, l’ambiance était calme. Ils ne distinguaient que des étoiles. Le câble, jusqu’à sa chute finale, resterait invisible. Si ce n’est, à la dernière minute, comme une ligne de feu.
— Fini le pont de Phyllis, dit Nadia.
— Et Phyllis aussi, ajouta Sax.
Le groupe de Margaritifer rétablit le contact avec le satellite de transmission qu’ils avaient repéré. Ils découvrirent qu’ils pouvaient aussi piller d’autres satellites de sécurité. C’est à partir de ces canaux qu’ils purent partiellement reconstituer la chute du câble. Une équipe de l’AMONU, depuis Nicosia, rapporta que le câble était tombé vers le nord, en se repliant en accordéon comme s’il allait traverser la planète. Pourtant, au nord, on jugeait qu’il avait atteint le sud de l’équateur. Une voix affolée perça les parasites depuis Sheffield : est-ce qu’ils avaient la confirmation de cela ? Le câble s’était d’ores et déjà abattu sur la moitié de la ville et tout un campement sur la pente de Pavonis Mons, vers l’est de Tharsis. La déflagration sonique avait aplati une zone de dix kilomètres de large. Ç’aurait pu être pire, mais l’atmosphère était tellement ténue à cette hauteur que l’impact avait été faible. Les survivants de Sheffield voulaient savoir s’ils devaient fuir vers le sud, ou contourner la caldeira vers le nord.
Ils n’obtinrent pas de réponse. Mais d’autres rescapés de Korolyov, sur la bordure sud de Mêlas Chasma, dans Marineris, rapportèrent sur une fréquence rebelle que le câble tombait maintenant avec une violence telle qu’il se fracassait sous l’effet de l’impact. Une demi-heure plus tard, une équipe de forage dans Aureum appela : après le choc sonique, ils avaient découvert un monticule de rocs fragmentés, acérés et brillants qui s’étendait sur tout l’horizon.
Pendant une heure, il n’y eut pas d’autre information majeure, rien que des interrogations, des rumeurs et des spéculations. Puis une voix leur parvint par-dessus le ressac de la statique :
— Il est en train d’exploser ! Il est tombé en moins de quatre secondes, entièrement en feu, et quand il a heurté le sol, on a dégusté une sacrée secousse ! On a une fuite, ici. On a calculé qu’on se trouvait à dix-huit kilomètres du point de chute, et on est à vingt-cinq au sud de l’équateur. Vous devriez donc pouvoir calculer la couverture de l’impact, j’espère. C’est comme si on avait reçu un météore… Attendez : j’ai Jorge sur l’intercom. Il est sur place et il me dit que le reste du câble ne fait pas plus de trois mètres. Le régolite est tendre, dans le coin, et le câble a dû creuser une tranchée. Mais en d’autres endroits, il est haut de cinq ou six mètres. Ça va finir par ressembler à la Grande Muraille !
On les appela du cratère d’Escalante, situé exactement sur l’équateur. Les occupants avaient évacué leur base dès qu’on avait annoncé la rupture du câble. Mais ils avaient fait route au sud, et ils avaient bien failli être écrasés. Ils rapportèrent que le câble était en train d’exploser en crachant des rideaux de déjections, des bouquets de lave effervescente qui se déployaient dans l’aube avant de noircir en retombant.
Sax, durant toutes ces heures, n’avait pas quitté son écran du regard. Il marmonnait entre ses lèvres tout en frappant sur son clavier. Il leur annonça que dans sa seconde rotation, la vitesse de chute du câble passerait à 21 000 kilomètres à l’heure, soit près de six kilomètres par seconde. Il deviendrait alors un véritable météore, dangereux pour tous ceux qui se trouveraient sur des éminences ou à quelques kilomètres de distance. Il traverserait l’horizon en moins d’une seconde et des chocs soniques suivraient inévitablement.
— On va sortir pour aller jeter un coup d’œil, proposa Steve avec un regard coupable en direction d’Ann et de Simon.
Ils furent nombreux à enfiler une tenue pour le suivre. Quant aux six voyageurs, ils se contentèrent des images retransmises par une caméra extérieure, en alternance avec celles envoyées par les satellites. Celles qui venaient de la face nocturne étaient particulièrement spectaculaires : elles montraient une courbe embrasée qui évoquait une faucille de feu prête à trancher Mars en deux.
Mais ils avaient du mal à se concentrer sur ce qu’ils voyaient et entendaient, encore plus à le ressentir. Quand ils s’étaient posés, ils étaient épuisés mais, à présent, ils l’étaient encore plus, à tel point qu’il leur devenait impossible de dormir. Les images se succédaient, certaines prises par des caméras-robots placées sur des drones qui survolaient la face éclairée de la planète et qui révélaient un véritable réseau noirâtre de désolation – le régolite avait éclaté en deux barrières de déjections bordant un canal obscur qui se remplissait de matières brasillantes à mesure que l’impact s’accentuait. Finalement, ils découvrirent une tranchée qui traversait l’horizon et que Sax identifia comme du diamant noir et brut.
Dans la dernière demi-heure de la chute, l’impact aplatit tout ce qui se trouvait à quelque distance, au nord comme au sud. Des témoins lointains rapportèrent que tous ceux qui avaient pu observer l’impact final n’avaient pas survécu et que la plupart des caméras-drones avaient été détruites. Ainsi, il n’existait aucun témoin oculaire de la fin du dernier millier de kilomètres du câble.
Des images leur parvinrent tardivement de Tharsis, montrant le dernier passage du câble. La séquence était aussi brève qu’impressionnante. Un brasier dans le ciel, suivi d’une explosion qui avait couru sur tout le flanc ouest du grand volcan. Une autre vue, prise par une caméra-robot au-dessus de Sheffield ouest, montrait le câble explosant au sud. Un séisme, puis une explosion sonique, et tout le secteur périphérique de Sheffield s’écroula dans la caldeira, à 5 000 mètres en dessous.
Cinq heures s’étaient écoulées depuis le début de la chute du câble.
— Bien, déclara Sax, nous avons maintenant un équateur comme celui que j’imaginais sur Terre quand j’avais quatre ans : une grosse ligne noire qui ceinturerait le monde.
Ann lui lança un regard tellement haineux que Nadia eut peur qu’il s’en aperçoive. Mais aucun d’entre eux ne bougea. Seules les images de la TV tremblotaient et les voix des speakers chuintaient.
Alors qu’ils volaient vers Shalbatana Vallis, au cours de la seconde nuit, ils virent le nouvel équateur, du moins sa partie extrême sud. Dans l’ombre, il formait un treillis d’un noir profond qui les entraînait vers l’ouest. Le regard de Nadia était tout aussi sombre. Elle n’était pas l’auteur du projet, mais elle y avait travaillé. Et on avait détruit son travail.
Mais cette bande noire était aussi une tombe. En surface, il n’y avait pas eu trop de morts, si l’on exceptait le versant oriental de Pavonis Mons. Mais la plupart de ceux qui s’étaient trouvés dans l’ascenseur avaient disparu, ce qui signifiait plusieurs milliers de victimes au moins. Dont la plupart avaient sans doute péri quand le câble avait touché l’atmosphère pour se transformer en un immense incendie.
Sax intercepta un nouveau clip. Apparemment, quelqu’un avait fait un montage de toutes les images reçues en direct sur le réseau, ou dans les heures suivantes. La zone d’impact du câble n’y apparaissait que sous la forme d’une tache blanche mouvante : une sorte de défaut d’enregistrement. Aucune vidéo n’aurait pu supporter un pareil degré de luminance. Une vue ultra-ralentie révélait des détails qui auraient été masqués par une prise directe. Ainsi, ils constatèrent que le graphite enflammé s’était décollé en premier du sol en laissant derrière lui une double hélice de diamant qui avait flotté majestueusement dans le crépuscule.