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Vision étrange et belle d’une immense tombe, image fantasmatique de l’ADN : un macromonde de lumière pure qui ensemençait une planète dénudée…

Nadia cessa de regarder la TV et s’installa dans le siège du copilote. Durant toute la nuit qui suivit, elle observa le ciel, incapable de chasser de son esprit l’image de ce croissant de diamant. Pour elle, cette nuit fut la plus longue depuis le début de leur voyage. L’aube pointa après une éternité.

Ils se posèrent peu après sur une piste de service du pipeline de Shalbatana et rejoignirent un groupe de réfugiés qui étaient bloqués sur place. Ces gens n’avaient pas d’opinion politique sur les événements. Ils voulaient seulement survivre. Retrouver une vie normale. Nadia pensa que cette attitude était revigorante et fit tout ses efforts pour les persuader de sortir et de réparer les pipelines. Mais ils ne parurent pas très convaincus.

Ils redécollèrent encore une fois avec du ravitaillement fourni par leurs hôtes. À l’aube suivante, ils se posèrent sur le terrain abandonné du cratère de Carr. Il n’était pas encore huit heures, et Nadia, Sax, Simon, Sacha et Yeli étaient déjà sur le bord du cratère, en marcheur.

Le dôme avait disparu. Il y avait eu un incendie à la base. Tous les bâtiments étaient intacts mais les baies avaient fondu sous la chaleur. Les parois de plastique étaient déformées et tout était couvert de suie. Il y avait des tas de scories un peu partout. Des traces noires rappelaient les ombres d’Hiroshima. Et il y avait aussi les cadavres, les longues files de corps agrippés aux trottoirs.

— L’atmosphère de la cité était hyper oxygénée, risqua Sax.

Les tissus humains devenaient alors combustibles. C’était arrivé aux premiers astronautes des missions Apollo, prisonniers d’une capsule remplie d’oxygène pur. Dès la première étincelle, ils avaient brûlé comme de la paraffine.

Comme ici. Tous ceux qui avaient été surpris dans la ville avaient été transformés en torches : on ne voyait que des tas de suie.

Ils étaient six à marcher dans l’ombre de la paroi est du cratère. Six sous le ciel rose, à s’arrêter devant des amas de corps noirs avant de s’éloigner aussi vite. Lorsque c’était possible, ils pénétraient dans les immeubles, poussaient des portes déformées, et sondaient les murs avec une sorte de stéthoscope que Sax avait apporté. Mais ils ne percevaient que leurs battements de cœur, violents, rapides, dans leur gorge de cuivre.

Nadia errait, le souffle rauque. Elle effleurait du regard les corps charbonneux, essayant d’estimer leur taille. Les os n’étaient plus que des tiges noires. Tous ces morts semblaient plus grands. Comme à Hiroshima ou Pompéi.

Elle s’approcha d’un autre amas, souleva un bras droit, gratta de sa main gantée le poignet carbonisé, et trouva la médaille codée d’identité. Elle la balaya de son laser et déchiffra : Emily Hargrove.

Elle continua sur un autre empilement de carcasses. Thabo Mœti. C’était plus efficace que la recherche par dentition, qu’elle aurait été incapable de faire de toute façon.

La tête vide, les membres gourds, elle s’approcha enfin, seule, d’un amas de cendres proche des bureaux. Une main était dressée. Elle nettoya la médaille et la décrypta : Arkady Nikeliovitch Bogdanov.

4

Durant onze jours, ils continuèrent à voler vers l’ouest, se dissimulant pendant la journée quand ils ne s’arrêtaient pas dans un refuge. Chaque nuit, ils suivaient les itinéraires des transpondeurs, ou les directions indiquées par le dernier groupe rencontré. Mais, pour la plupart, ces groupes dispersés ignoraient l’existence de leurs voisins, ou même leur situation précise. Il n’existait aucune coordination et ils ne faisaient pas partie d’un mouvement de résistance unifié. Certains espéraient rallier la calotte polaire sud, comme les prisonniers de Korolyov, d’autres n’avaient jamais entendu parler de ce refuge. Il y avait des bogdanovistes, des révolutionnaires obéissant à divers chefs, des communautés religieuses, des utopies expérimentales, des groupes nationalistes qui essayaient d’entrer en contact avec leur pays, et de simples survivants sans programme, rendus orphelins par la violence. Les six voyageurs s’arrêtèrent même à Korolyov mais, en découvrant les corps glacés des gardes à l’extérieur des sas, pareils à des statues, ils renoncèrent à entrer. Après Korolyov, ils ne rencontrèrent plus personne. Les radios et les fréquences TV étaient mortes au fur et à mesure de la destruction des satellites, les pistes étaient vides, et la Terre de l’autre côté du soleil. Le paysage leur apparaissait aussi désolé qu’à leur arrivée, si l’on oubliait les plaques de givre. Ils volaient dans le ciel rose comme s’ils étaient seuls désormais.

Nadia avait gardé ses corvées. Dès qu’ils s’étaient posés ou juste avant le décollage, elle allait se promener seule. Ils étaient tous encore sous le coup de ce qu’ils avaient trouvé à Carr et à Korolyov, incapables de lui venir en aide, ce qui, pour elle, était en fait un soulagement. Ann et Simon étaient toujours inquiets pour Peter. Yeli et Sax étaient préoccupés par le ravitaillement et ne cessaient de se poser depuis que les soutes des appareils se vidaient.

Mais Arkady était mort, et le reste importait peu. Plus que jamais, la révolte martienne semblait à Nadia un gâchis absolu, un spasme de rage qui avait laissé un monde en ruine ! Elle demanda aux autres de lancer un message pour annoncer la mort d’Arkady sur toutes les ondes. Sacha était d’accord et il l’aida à convaincre ses compagnons.

— Ça aidera à arrêter plus vite tout ça, dit-il.

Sax secoua la tête.

— Les insurrections ignorent les chefs. Et puis, il est probable que personne ne pourra nous capter.

Mais, quelques jours plus tard, il fut évident que certains avaient reçu le message. Une réponse en micro-rafale leur parvint d’Alex Zhalin :

— Sax, ça n’est pas la guerre d’indépendance américaine, pas plus que la révolution française, russe ou anglaise. C’est toutes les révolutions à la fois, et partout ! Tout un monde s’est soulevé, un monde dont la surface est équivalente à celle de la Terre, et il n’y a que quelques milliers de personnes pour s’y opposer – et encore : la plupart sont dans l’espace. De là-haut, ils ont une vue imprenable mais ils sont vulnérables. S’ils parviennent à étouffer un soulèvement dans Syrtis, il y en aura un autre dans Hellespontus. Imagine seulement des forces spatiales en train d’essayer d’écraser une révolution au Cambodge, en Alaska, au Japon, en Espagne, à Madagascar… Tu en dirais quoi ? Rien. J’aurais seulement souhaité qu’Arkady Nikeliovich vive pour voir ça. Il aurait…

Le faisceau fut brutalement coupé. C’était peut-être un mauvais signe. Mais qui pouvait savoir ?…

Nadia domina son chagrin et aida de nouveau au pilotage de nuit, dormant plus longtemps dans la journée. Elle perdit du poids et ses cheveux devinrent entièrement blancs. Elle avait de la difficulté à s’exprimer, comme si ses viscères s’étaient figés en même temps que sa gorge. Elle était changée en pierre, désormais incapable de pleurer. Ils rencontrèrent d’autres groupes qui n’avaient pas la moindre provision à leur céder. Ils établirent un régime strict et réduisirent les portions de moitié.