Au trentième jour de leur périple depuis Lasswitz, soit 10 000 kilomètres, ils atteignirent Le Caire, au sud de Noctis Labyrinthus, exactement au sud extrême du câble.
Le Caire était de facto sous le contrôle de l’AMONU. Aucun habitant n’avait protesté. Comme toutes les autres cités-tentes, la ville était demeurée sous la menace des lasers des vaisseaux de l’AMONU en orbite. Et puis, au Caire, la plupart des résidants étaient suisses ou arabes, et s’étaient apparemment tenus à l’écart du conflit.
Mais, depuis, tout un flot de population était descendu de Tharsis après la destruction de Sheffield et du reste des cités de Pavonis. D’autres encore avaient afflué de Marineris en traversant Noctis Labyrinthus. La population avait été multipliée par quatre. Des foules entières campaient dans les rues et les parcs, la centrale était au seuil de la saturation. Les ressources en gaz et en aliments seraient bientôt épuisées.
Ils apprirent tout cela d’une employée de l’aéroport qui s’acharnait toujours à faire son travail alors qu’aucune navette ne se posait plus. Après les avoir guidés jusqu’à un parking entre deux flottes d’avions, tout en bout de piste, elle leur dit d’enfiler leur marcheur pour aller jusqu’à la cité. Nadia éprouva une crainte irrationnelle en quittant les 16 D. Elle ne fut guère plus rassurée quand ils eurent passé le sas et découvrirent qu’à l’intérieur tout le monde circulait en marcheur et casque en cas de dépressurisation brutale.
Dans les bureaux municipaux, ils retrouvèrent Frank, Maya, mais également Mary Dunkel et Spencer Jackson. Frank, collé devant un écran, dialoguait avec un interlocuteur sur orbite, et il rejeta nerveusement les embrassades des visiteurs. Apparemment, il avait réussi à accrocher un système de communication encore en fonction car il resta six heures d’affilée devant son écran, ne s’interrompant que pour boire un verre d’eau, sans jamais accorder le moindre regard à ses compatriotes.
Quand il coupa enfin la communication, il soupira longuement en s’étirant, puis se redressa avec des mouvements roides et alla enfin jusqu’à eux, posant au passage une main amicale sur l’épaule de Nadia. Mais il se comporta de façon plutôt rude et se montra complètement indifférent quant à leur voyage jusqu’au Caire. Il voulait seulement savoir qui ils avaient rencontré, où, et comment les petits groupes éparpillés s’en sortaient. Plusieurs fois, il retourna à son écran pour contacter certains de ces groupes avec une précision qui les stupéfia tous. D’autant plus qu’ils avaient eu le sentiment d’être absolument coupés du reste de la planète.
— Les relais de l’AMONU, expliqua-t-il brièvement. Ils gardent certains canaux ouverts pour moi.
— Et pourquoi ? demanda Sax.
— Parce que j’essaie d’arrêter tout ça. J’essaie d’obtenir un cessez-le-feu et une amnistie générale pour qu’on commence la reconstruction tous ensemble.
— Mais sous la direction de qui ?
— De l’AMONU, bien sûr. Et des administrations nationales.
— Mais l’AMONU n’est d’accord que pour un cessez-le-feu. Alors que les rebelles ne s’accordent que sur l’amnistie générale !
Frank acquiesça.
— Oui, et ils ne font aucun pas vers la reconstruction. Mais la situation est tellement détériorée qu’ils vont y venir. Depuis la chute du câble, quatre autres aquifères ont sauté. Ils étaient tous sur l’équateur et certains pensent à un lien de cause à effet.
Ann hocha la tête, ce qui parut plaire à Frank.
— Ils ont été complètement éventrés, j’en suis certain. Ils se sont déversés à l’embouchure de Chasma Borealis pour continuer dans les dunes.
— Le poids de la calotte polaire a probablement ajouté de la pression, remarqua Ann.
— Tu sais ce qui est arrivé au groupe d’Acheron ? demanda Sax à Frank.
— Non. Ils ont disparu. Ils ont peut-être eu le même sort qu’Arkady, j’en ai peur. (Il jeta un regard à Nadia, les lèvres serrées.) Bon, je crois que je devrais me remettre au travail.
— Mais que se passe-t-il sur Terre ? insista Ann. Qu’en dit l’ONU ?
— Mars n’est pas une nation mais une ressource mondiale, cita Frank d’un ton grave. Ils disent que cette minuscule fraction d’humanité qui y vit ne saurait contrôler les ressources alors que l’avenir matériel humain dans son ensemble est sérieusement secoué.
— Ce qui est probablement vrai, fit Nadia dans un coassement rauque.
Frank haussa les épaules.
— Je suppose que c’est la raison pour laquelle ils ont lâché la bride aux transnationales, dit Sax. Leurs forces de sécurité sont plus importantes que celles de la police de l’ONU.
— Exact, approuva Frank. Il a fallu pas mal de temps à l’ONU pour envoyer ses émissaires de paix.
— Ils se fichent pas mal que le sale boulot soit fait par d’autres.
— Bien sûr.
— Et la Terre ? demanda Ann.
— Le groupe des Sept semble avoir repris le contrôle de la situation, fit Frank. Difficile d’en juger d’ici.
Il retourna devant son écran pour lancer d’autres appels. Les autres partirent manger, puis se laver avant d’aller se coucher ou de retrouver des amis, des connaissances, ou de chercher les dernières nouvelles de la Terre. Les pavillons de complaisance avaient été détruits par les non-nantis dans le sud mais, apparemment, les transnationales s’étaient réfugiées sous la protection du groupe des Sept et les géants militaires les avaient défendues. Un douzième cessez-le-feu semblait tenir depuis plusieurs jours.
Frank était toujours en train de rager devant son écran, plongé dans ce qui semblait être un cauchemar de télédiplomatie, argumentant sans cesse d’un ton amer ou méprisant.
Les seuls moyens dont il disposait étaient ses anciens contacts américains et les relations qu’il avait personnellement avec les chefs de l’insurrection. Les uns et les autres résistaient fort mal aux événements, et les possibilités de Frank s’amenuisaient jour après jour, au fur et à mesure que l’AMONU et les forces transnationales reprenaient les villes. Nadia avait le sentiment que Frank luttait pour maintenir sa place dans le processus, par le seul effet de la colère qu’il éprouvait en constatant son manque d’influence. Elle ne supportait plus sa présence. Les choses étaient déjà assez graves sans toute cette bile qu’il déversait.
Mais, avec l’aide de Sax, il réussit à émettre en direction de la Terre en passant par les techniciens de Véga qui établirent un relais. Quelques jours plus tard, il envoya cinq messages codés au secrétaire d’État, Wu. Il dut attendre toute une nuit les réponses, mais les gens de Véga leur retransmirent des programmes d’infos terriens qu’ils n’avaient pas vus. La situation sur Mars était décrite comme un trouble mineur provoqué par des éléments criminels, principalement des prisonniers évadés de Korolyov qui s’étaient livrés à des actes de violence inconsidérés, provoquant la mort d’un grand nombre de civils innocents. On montra quelques vues : des téléphotos des aquifères éclatés, les gardes gelés devant l’entrée de Korolyov. Certains programmes précisaient que les images étaient de source AMONU, et certaines stations, en Chine et aux Pays-Bas, mirent en question l’authenticité et l’exactitude des informations. Mais c’était avant tout la version des transnationales que retransmettaient les médias. Nadia le fit remarquer, et Frank grommela :
— Évidemment, puisque les réseaux d’info terriens appartiennent aux trans.
Il coupa le son.
Un message parvint du département d’État. Frank, qui sommeillait, monta brusquement le son, observa les visages minuscules sur l’écran et aboya une réponse rauque avant de fermer les yeux à nouveau.