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Au terme de la deuxième nuit de liaison via Véga, il obtint de Wu qu’il fasse pression sur l’ONU, à New York, afin de rétablir les communications entre la Terre et Mars et de mettre un terme à toutes les actions de police jusqu’à ce que la situation soit stabilisée. Le secrétaire d’État tentait aussi d’obtenir le retrait des forces transnationales et leur rapatriement sur Terre. Mais Frank savait que ce serait impossible.

Le soleil s’était levé depuis deux heures quand Frank reçut le signal de réception de Véga. Il put enfin couper la liaison.

Nadia se leva, les membres roidis, et sortit dans le parc, dans la fraîche clarté du jour.

Quand elle revint dans les bureaux, elle surprit Frank penché sur Maya, qui dormait sur une banquette. Il la contemplait avec une expression vide. Il leva les yeux sur Nadia.

— Elle est vraiment claquée.

— Mais tout le monde est fatigué !

— Mmm… C’était comment, à Hellas ?

— Inondé.

Il secoua la tête.

— C’est Sax qui doit être satisfait.

— Je n’arrête pas de le répéter. Mais je pense que tout lui a échappé.

— Oui. Je suis désolé pour Arkady.

— Oui.

Un autre silence.

— On dirait une petite fille.

— Oui.

À dire vrai, Nadia n’avait jamais trouvé Maya aussi vieille. Ils allaient tous sur leurs quatre-vingts ans, et ils ne pouvaient plus suivre le rythme, traitement ou non. En esprit, ils étaient vieux.

— Les types de Véga m’ont dit que Phyllis et son équipe de Clarke vont tenter de les rejoindre à bord d’une fusée d’urgence.

— Est-ce qu’ils ne se trouvent pas en dehors de l’écliptique ?

— En ce moment, oui, mais ils vont essayer de se servir du tremplin gravitique de Jupiter.

— Ce qui va leur prendre un ou deux ans, non ?…

— Un an à peu près. J’espère qu’ils vont louper leur manœuvre ou tomber sur Jupiter. À moins qu’ils ne meurent de faim et de soif.

— Je crois deviner que tu en veux à Phyllis.

— C’est une garce. Elle a une sacrée part de responsabilité dans tout ce qui s’est passé. Elle a ramené toutes ces transnats en leur promettant tous les métaux de l’univers – elle a cru qu’elle allait devenir la reine de Mars. Tu aurais dû la voir sur Clarke : une vraie petite divinité en plomb qui contemplait sa planète rouge. Je l’aurais étranglée. J’aurais tellement voulu être là quand Clarke a dégagé !

Il eut un rire dur.

Maya s’éveilla. Avec Nadia, ils l’aidèrent à se lever et partirent dans le parc, en quête d’un déjeuner. Ils prirent place dans une file de gens en marcheur, qui toussotaient en se frottant les mains. Les conversations étaient rares. Frank observait la scène avec dégoût. Quand ils reçurent enfin leurs plateaux de rushti et de tabouli, il se mit à dévorer avant de parler en arabe dans son bloc.

Quand il coupa la communication, il dit à Maya et Nadia :

— Alex, Evgenia et Samantha arrivent de Noctis avec des amis bédouins.

Une bonne nouvelle. La dernière fois qu’ils avaient entendu parler d’Alex et Evgenia, ils étaient au Belvédère d’Aureum, un bastion rebelle qui avait été détruit par des vaisseaux de l’ONU sur orbite avant d’être incinéré par un tir de missile venu de Phobos. Et nul n’avait plus entendu parler d’eux depuis un mois.

Aussi, tous les cent premiers présents se rendirent-ils à la porte nord du Caire pour les accueillir. De là, on dominait une rampe naturelle qui plongeait vers les confins sud de Noctis. Une caravane de patrouilleurs approchait dans le soir, lentement, suivie d’un nuage de poussière.

Une heure passa encore avant que les véhicules n’abordent la dernière pente. Ils n’étaient plus qu’à trois kilomètres de distance quand des flammes et des déjections jaillirent au sein de la colonne. Plusieurs patrouilleurs tombèrent dans le gouffre, d’autres furent projetés contre la falaise, et les autres stoppèrent, fracassés ou incendiés.

Une explosion secoua alors toute la porte nord de la cité et ils plongèrent vers l’abri de la muraille. Des hurlements et des appels se mêlaient sur la fréquence commune. Ils se redressèrent. La tente était toujours en place, mais le verrou de la porte semblait bloqué.

Nadia expédia un robot à la recherche des survivants. Seul le crépitement de la statique se faisait entendre dans les blocs de poignet, et Nadia en fut presque soulagée : qu’attendaient-ils ? Des cris ? Des plaintes ?

Frank lançait des jurons en arabe et en anglais. Il s’agitait pour tenter de savoir ce qui s’était produit. Alexander, Evgenia, Samantha… Nadia fixait d’un regard effrayé les minuscules images de son écran, tout en dirigeant les caméras du robot. Des carcasses tordues. Des corps. Aucun mouvement discernable. L’un des véhicules crachait encore de la fumée.

— Où est Sacha ? cria Yeli. Où est Sacha ?

— Elle était dans le sas, répondit quelqu’un. Elle allait à leur rencontre.

Ils luttaient pour rouvrir la porte intérieure du sas. Nadia, au premier rang, essaya tous les codes avant de sortir des outils, puis une charge explosive modulée. Ils reculèrent et le verrou sauta. L’instant d’après, ils dégageaient la porte au pied-de-biche. Nadia entra la première et s’agenouilla auprès de Sacha, qui était accroupie, la tête en avant. Mais elle était morte, les yeux vitreux, le visage cramoisi.

Avec le sentiment qu’elle devait bouger dans l’instant ou se figer comme une pierre, Nadia se releva et courut vers un véhicule. Elle démarra sans but précis : elle n’avait pas de plan et le véhicule semblait choisir lui-même son chemin. Les voix de ses amis montaient de son poignet comme des stridulations de criquets en cage. Maya pleurait et jurait en russe :

— C’est Phobos ! Encore eux ! Ils sont fous, là-haut !

— Non, ils ne sont pas fous, disait Frank. C’est parfaitement logique. Ils voient qu’un équilibre politique va s’établir, et ils essaient de le détruire.

— Fumiers d’assassins ! hurla Maya. Fascistes du KGB !

Le véhicule de Nadia s’arrêta devant les bureaux. Elle se précipita à l’intérieur, retrouva son vieux sac bleu et fouilla, sans savoir vraiment ce qu’elle espérait trouver. L’émetteur d’Arkady. Oui, bien sûr, c’était ça. Elle le serra contre elle et retourna à la porte sud. Sax et Frank discutaient toujours.

— Tous ceux d’entre nous dont la position est connue se trouvent ici, ou bien ils ont déjà été tués. Je crois qu’ils en ont après les cent premiers en priorité.

— Pour nous isoler, tu crois ?

— Dans les infos de la Terre, on dit que nous sommes les meneurs de la rébellion. Et depuis qu’elle a éclaté, vingt et un d’entre nous sont morts. Et quarante sont portés disparus.

Le véhicule s’arrêta. Nadia coupa l’intercom et pénétra dans le sas. Elle chaussa ses bottes, mit son casque et ses gants. Elle appuya sur le bouton d’ouverture et attendit que le sas se vide et s’ouvre. Comme pour Sacha. Et elle se retrouva à l’extérieur, dans le jour brumeux et venteux, et elle ressentit le premier éclat de diamant du froid. Elle donna des coups de pied dans le sable et de grandes bouffées rougeâtres passèrent sur elle. La femme vide dans un nuage de sang. Et, là-bas, il y avait les corps de ses amis, et d’autres encore. Leurs visages étaient violets et boursouflés, comme ceux de tant d’autres morts qu’elle avait vus sur les chantiers. Ces gens auraient pu vivre des siècles. Elle pensa à Arkady, au temps qui aurait pu passer, et siffla entre ses dents. Ils s’étaient si souvent querellés durant ces dernières années, surtout à propos de politique. Nadia lui avait dit que ses plans étaient anachroniques. Qu’il ne comprenait rien au monde. Mais il avait ri, furieux et blessé. Il lui avait dit qu’il connaissait ce monde, avec une expression sombre qu’elle ne lui avait jamais vue. Et elle se souvenait du moment où il lui avait donné l’émetteur, alors qu’il pleurait la mort de John, fou de fureur et de chagrin. C’est juste en cas d’urgence, avait-il insisté alors qu’elle refusait. Juste au cas où.