— Espérons que ce sera global, dit Michel. Ça nous servira de couverture, au moins.
— Je doute que ce soit le cas, dit Sax.
— Mais nous allons où ? demanda Nadia.
— Il y a une station d’urgence dans Aureum Chaos.
Ce qui signifiait qu’ils devaient parcourir Vallès Marineris sur toute sa longueur ! 5 000 kilomètres !
— Mais comment allons-nous faire ? geignit Maya.
— Nous avons des transcanyons, répondit Michel, brièvement. Tu vas voir.
Au milieu de la nuit, ils atteignirent le plancher du canyon, qui dessinait un U très large, typique de toutes les formations de Noctis Labyrinthus. Michel s’approcha d’un rocher, pressa un point de sa surface avant de soulever une trappe sur le côté.
— Entrez.
Il y avait deux rochers roulants : de grands patrouilleurs, recouverts d’une fine couche de basalte.
— Et leur signal thermique ? demanda Sax en passant la tête à l’intérieur.
— La chaleur est détournée dans des tubulures et étouffée. Il n’y a donc aucun signal captable.
— Bonne idée.
Le jeune pilote les précédait.
Il les poussa presque avec brutalité vers les sas.
— Foutons le camp d’ici !
La clarté du sas dessinait ses traits, sous son casque : il était asiatique et n’avait pas plus de vingt-cinq ans. Il avait l’air écœuré, effrayé, hautain, et il ajouta :
— La prochaine fois que vous tenterez une révolution, essayez de vous y prendre autrement.
HUITIÈME PARTIE
Shikata ga nai
1
Lorsque les occupants de la cabine d’ascenseur Bangkok Friend apprirent que le câble avait été arraché de Clarke et tombait, ils se précipitèrent dans les vestiaires du foyer pour revêtir des tenues spatiales aussi rapidement que possible. Miracle : il n’y eut pas de panique générale. Ce calme stupéfia Peter Clayborne, dont le sang puisait violemment dans les artères, poussé à grands coups d’adrénaline. Il n’était pas du tout certain d’être capable de formuler un mot. Un homme qui se trouvait dans le groupe d’avant leur dit qu’ils approchaient du point aréosynchrone et qu’ils devraient tous s’entasser dans le sas avant d’être compressés comme l’avaient été leurs tenues dans les placards de stockage. La porte extérieure glissa et ils se retrouvèrent devant un grand rectangle d’espace, noir, étoilé, mortel. Sauter là-dedans sans fil de sécurité, c’était comme un suicide, se dit Peter. Mais tous ses compagnons s’élançaient, et il suivit. Ils se répandirent comme des spores expulsés d’une cosse.
La cabine et l’ascenseur dérivaient vers l’orient de la planète et ne tardèrent pas à disparaître à leur vue. L’amas de scaphandres commença à se dilater. Ils étaient nombreux à pointer les pieds vers Mars, qui s’offrait à eux comme un vieux ballon de basket plutôt sale. Le groupe chargé des calculs d’orbite était toujours là, sur la fréquence commune, énonçant des données comme s’il s’agissait d’un tournoi d’échecs. Bien sûr, ils approchaient de l’orbite aréosynchrone, mais avec une vélocité de plusieurs centaines de kilomètres à l’heure. Ils pourraient freiner cette descente vers le bas en brûlant la moitié de leur carburant et se retrouver sur une orbite plus stable que nécessaire, en tenant compte de leurs réserves d’air. Autrement dit, ils risquaient de mourir d’asphyxie et non pas carbonisés dans la rentrée atmosphérique. Mais ç’avait été le point crucial au moment de l’évacuation. Et il était toujours possible que des sauveteurs fassent leur apparition, on ne savait jamais. À l’évidence, ils étaient une majorité à vouloir tenter le risque.
Peter Clayborne dégagea les tiges de contrôle des fusées de ses consoles de poignet, plaça les doigts sur les boutons. Il avait le monde entre ses bottes. Il dériva un bref instant. La plupart des autres essayaient de rester groupés, mais lui jugeait cela totalement vain. De plus, c’était un gaspillage de carburant. Il les laissa donc s’éloigner jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que de simples étoiles. Il n’avait plus aussi peur que dans le vestiaire. Mais il éprouvait de la colère et de la tristesse : il ne voulait pas mourir. Il éprouva même un spasme de chagrin en pensant à son avenir perdu et se mit à sangloter bruyamment. Après un instant, ces pénibles manifestations physiques cessèrent, quoiqu’il se sentît toujours aussi malheureux. Il observait les étoiles d’un regard morne. Des bouffées de frayeur ou de désespoir le traversaient, mais elles diminuaient au fil des heures. Il tenta de ralentir son métabolisme, mais obtint le résultat contraire de celui qu’il avait espéré et décida de laisser tomber. Sur sa console de poignet, son pouls était à cent huit pulsations. Avec une grimace, il essaya de s’amuser à identifier les constellations. Et le temps s’étira.
Il s’éveilla, surpris de réaliser qu’il avait dormi. Avant de retourner immédiatement dans le sommeil. Il se réveilla enfin, pour de bon. Les autres réfugiés de l’ascenseur étaient hors de vue, encore que certaines étoiles qu’il apercevait… Mais il n’y avait plus aucune trace de l’ascenseur, pas plus dans l’espace qu’à la surface de la planète.
Étrange manière d’en finir. Un rêve spatial, peut-être, avant de se retrouver au petit matin devant un peloton d’exécution. La mort, ça devait être un peu ça : sans les étoiles. Sans la pensée. Mais c’était une attente plutôt pénible, qui le rendait impatient, et il songea à couper son système de chauffage pour en finir plus vite. Du coup, cela le calma : il pourrait toujours le faire quand sa réserve d’air viendrait à épuisement. Son pouls remonta à cent trente et il focalisa toutes ses pensées sur la planète rouge, au-dessous. Bonjour la maison ! Il était toujours sur orbite aréosynchrone, ou presque, et il dominait Tharsis depuis des heures. Non, il se situait un peu plus à l’ouest. Oui, à la verticale de Vallès Marineris.
Des heures passèrent, et il sombra de nouveau dans le sommeil. Quand il se réveilla, il vit un petit vaisseau spatial argenté qui dansait sous son regard comme une soucoupe volante et il poussa un cri de surprise. Il se mit à tournoyer, s’activa fébrilement sur les commandes pour déclencher les fusées et se stabiliser et, quand il y parvint, l’engin argenté était toujours là. Il distingua un visage de femme derrière une baie. Elle semblait lui parler tout en montrant son oreille. Il fonça vers l’engin spatial et fit peur à la femme en passant un peu trop près. Elle agitait les mains comme pour lui faire signe d’entrer. Il acquiesça énergiquement et décrivit un cercle chaloupé en appuyant sur les boutons de commande avec son pouce et son index gantés. Une écoutille s’ouvrit au sommet de l’engin, il freina, se stabilisa, et se dirigea vers l’ouverture en se demandant si tout ça serait réel quand il serait à l’intérieur. Il pleurait et ses larmes dansèrent en sphères minuscules quand il toucha le sol. Il lui restait encore une heure d’atmosphère.
L’écoutille se referma et il put enlever son casque. L’air qu’il respirait était riche en oxygène mais ténu et frais. Il entra dès que le sas s’ouvrit.