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— Vous avez l’air heureuse, aujourd’hui.

Les deux chefs de l’expédition étaient là. En égaux. Et il suffit à Maya de lever la main pour toucher la sienne.

Ils quittèrent le sentier pour s’enfoncer dans un bosquet de pins. Ils s’arrêtèrent et s’embrassèrent. Pour Maya, ça n’était pas arrivé depuis si longtemps qu’elle trouva cela étrange. Frank trébucha sur une racine avec un rire bref, étouffé, ce rire secret qui faisait frissonner Maya, au seuil de la peur. Ils s’étaient assis sur le matelas d’épines et roulaient l’un sur l’autre comme des adolescents. Elle se mit à rire. Elle avait toujours aimé les approches rapides, cette impression de s’envoyer un homme quand elle le voulait, comme ça.

Ils firent donc l’amour et, pour un temps, se laissèrent emporter par la passion. Après, elle se détendit et s’abandonna au reflux du plaisir. Mais elle ne se sentait pas vraiment à l’aise, elle ne trouvait pas un mot à dire. Il y avait toujours quelque chose de caché en lui, qu’il avait dissimulé alors même qu’ils faisaient l’amour. Plus grave encore, il lui semblait deviner derrière sa réserve une espèce de triomphe, comme s’il avait gagné, lui, alors qu’elle perdait. L’indélébile trace de puritanisme des Américains, cette idée que le sexe est une chose mauvaise et que les hommes doivent prendre les femmes à leur piège. Et elle se referma un petit peu plus sur elle-même devant ce sourire caché qu’elle décelait sur son visage. Dans l’amour, il y avait un gagnant et un perdant… Quels enfants !

Pourtant, ils étaient codirecteurs, co-maires de la communauté, pour ainsi dire. Donc, s’ils se plaçaient sur une base égalitaire…

Un instant, ils bavardèrent d’un ton léger, et ils firent même encore l’amour avant de repartir. Mais Maya se dit que ça n’était pas comme la première fois, qu’elle avait l’esprit ailleurs. Il y avait tant de choses dans le sexe qui échappaient à l’analyse rationnelle. Elle décelait constamment chez ses partenaires des détails qu’elle ne pouvait décrire ni exprimer, encore moins analyser. Elle n’avait qu’une seule certitude : ou bien sa sensation lui plaisait ou elle ne lui plaisait pas. Aucun doute. Et dès qu’elle avait posé le regard sur le visage de Frank Chalmers après cette première fois, elle avait été certaine que quelque part ça n’allait pas. Elle en avait éprouvé un malaise.

Elle se montra cependant affectueuse, aimable. Ce ne serait pas bien de se montrer distante en cet instant. Ce serait impardonnable. Ils s’étaient levés, s’étaient rhabillés, ils avaient regagné le Torus D et avaient dîné à la même table, avec quelques autres. Elle avait alors senti qu’il était parfaitement logique de se montrer plus distante. Mais, dans les jours qui suivirent, elle s’aperçut avec surprise et déplaisir qu’elle l’évitait, qu’elle trouvait des excuses pour ne pas être seule avec lui. C’était maladroit et idiot, absolument pas ce qu’elle avait souhaité. Elle aurait préféré ne pas éprouver ce sentiment : une ou deux fois, ils se retrouvèrent ensemble, seuls, elle ne résista pas et ils refirent l’amour. Elle voulait que tout s’arrange, elle pensait qu’elle avait commis une faute ou bien qu’elle n’avait pas été dans sa forme habituelle. Mais non, il avait toujours ce sourire de triomphe rentré qu’elle détestait tant, qui disait : « Je t’ai eue », ce vilain défaut puritain.

Alors, elle l’évita de plus en plus souvent, pour ne pas se retrouver dans la situation de départ, et très vite il perçut sa dérive. Un après-midi, il lui demanda d’aller faire un tour avec lui en forêt et, lorsqu’elle refusa, prétextant sa fatigue, une expression furtive de surprise passa sur son visage qui se referma comme un masque. Maya ressentit un malaise inexplicable.

Pour essayer de compenser ce refus déraisonnable, elle se montra amicale avec lui quand ils étaient en situation sûre. Une ou deux fois, indirectement, elle suggéra, comme ça, que leurs rapports n’avaient fait que sceller une amitié, ainsi qu’elle l’avait fait avec d’autres. Mais elle l’avait glissé entre deux phrases, il était possible qu’il n’eût pas compris. Il semblait seulement perplexe. Un jour, comme ils s’éloignaient d’un groupe, elle avait surpris son regard appuyé. Ensuite, il n’y avait plus eu entre eux que de la réserve et de la distance. Mais jamais il n’avait semblé affecté, jamais il ne lui avait demandé d’explication. Ça faisait partie du problème, après tout, non ? Il n’avait pas l’air de vouloir discuter avec elle de ce genre de situation.

Tant pis : il avait probablement des liaisons avec d’autres femmes, des Américaines… Difficile de le savoir. Il était si secret. Mais tout cela était… tellement maladroit.

Maya décida l’abolition de la séduction exprès, en dépit du plaisir qu’elle en éprouvait. Hiroko ne s’était pas trompée : tout était différent dans un système clos. Dommage pour Frank (à supposer qu’il s’en souciât), qui lui avait permis un apprentissage utile. Elle décida finalement de faire amende honorable en devenant une simple amie. Elle s’y appliqua si bien et si fort que, un mois après, elle alla trop loin, lui laissant maladroitement croire qu’elle essayait à nouveau de le séduire.

Ils se trouvaient au milieu d’un groupe et la discussion s’était prolongée très tard. Elle était assise à côté de lui. Il en avait tiré une conclusion fausse, à l’évidence, et l’avait suivie jusqu’aux salles de bains du Torus D, sans cesser de lui parler sur ce ton affable et charmeur qui était le sien à ce stade. Maya s’en voulait : elle ne voulait pas avoir l’air complètement volage, mais au point où elle en était, et quoi qu’il advienne, ce serait le cas. Elle le suivit donc, parce que c’était plus facile, et aussi parce que, au fond d’elle, elle avait envie de faire l’amour. Ce qu’ils firent. Perturbée, elle décida que ce serait la dernière fois avec Frank Chalmers, que c’était un cadeau d’adieu, en espérant qu’il garderait un bon souvenir de tout cet incident.

Elle se surprit plus passionnée qu’avant : elle voulait vraiment lui plaire. Et puis, juste avant l’orgasme, elle le regarda. Et elle vit une fenêtre aveugle sur une maison déserte.

Et ce fut vraiment la dernière fois.

Δv. v pour Vélocité. Delta pour Changement. Dans l’espace c’est l’unité de mesure du changement de vitesse nécessaire pour aller d’un point à l’autre – c’est-à-dire de l’énergie utile.

Tout est déjà en mouvement. Mais, pour placer en orbite un objet à partir de la surface (mouvante) de la Terre, un minimum Δv de 10 kilomètres par seconde est nécessaire. Pour quitter l’orbite terrestre et entamer le voyage vers Mars, un minimum de Δv de 3,6 kilomètres par seconde. Et, pour se fixer en orbite autour de Mars et s’y poser, il faut un Δv d’environ 1 kilomètre par seconde. Le plus dur est de se détacher de la Terre, l’attraction gravifique y est la plus élevée. Pour escalader cette pente abrupte de l’espace-temps, il faut une force formidable, puisqu’il s’agit de dévier la direction d’une inertie gigantesque.

L’histoire elle aussi a son inertie. Dans les quatre dimensions spatio-temporelles, les particules (ou les événements) ont une directionalité. Les mathématiciens, pour le prouver, ont tracé sur des graphiques ce qu’ils appellent des lignes du monde. Pour les problèmes de l’humanité, ces lignes forment un enchevêtrement dense qui se déroule depuis les ténèbres de la préhistoire pour se déployer dans le temps : ce qui forme une torsade du diamètre de la Terre elle-même, qui part en une longue spirale autour du soleil. Cette torsade de lignes enchevêtrées, c’est l’Histoire. Étant donné ses points de passage antérieurs, la direction qu’elle prend est claire, c’est une simple question d’extrapolation. Car quel genre de Δv faudrait-il pour échapper à l’Histoire, à une inertie aussi puissante, afin de déterminer une nouvelle trajectoire ?