Il vit deux femmes qui riaient follement.
— Qu’est-ce que vous comptiez faire ? Débarquer comme ça ?
— J’étais dans l’ascenseur, coassa-t-il. Il a bien fallu sauter. Vous n’avez pas reçu de message ?
— Non. Vous êtes le seul survivant qu’on ait trouvé. On vous ramène en bas ?
Il ne trouva rien à répondre. Ce qui les fit rire encore plus fort.
— On peut dire qu’on a été surprises de te trouver, mon petit ! Qu’est-ce qui te va, comme g ?
— Je l’ignore… Trois, non ?…
Les rires repartirent.
— Tu peux supporter combien ?
— Beaucoup plus, c’est sûr, déclara la femme qui avait tourné la tête vers lui.
— Oui, beaucoup plus, souffla-t-il. C’est quoi, la limite pour un être humain ?
— Ça, on va le voir.
Le petit vaisseau se mit à accélérer tout en plongeant vers la surface martienne. Peter Clayborne s’écroula derrière les deux femmes, tout en grignotant du cheddar et en buvant de l’eau. Il apprit qu’elles venaient d’un des complexes de miroirs et qu’elles avaient détourné cet atterrisseur d’urgence après avoir transformé les miroirs en un amas de molécules. Elles comptaient se poser à proximité de la calotte polaire sud.
Peter avala tout cela en silence. Puis ils furent sérieusement secoués, les hublots devinrent blancs, puis jaunes, puis d’un orange violent. Il fut écrasé dans son siège par la gravité et sa vision se fit trouble.
— Poids plume, dit une des femmes, et il ne sut pas s’il s’agissait de lui ou de l’atterrisseur.
Puis les forces gravitiques se relâchèrent et le hublot s’éclaira. Regardant au-dehors, il vit qu’ils tombaient vers la planète rouge en angle abrupt et qu’ils n’étaient plus qu’à quelques milliers de mètres de la surface. Incroyable. Les deux femmes maintinrent leur cap avant de redresser à la dernière minute, et il fut brutalement rejeté dans son siège.
— Tout en douceur, dit l’une des femmes à la seconde où ils se posaient dans un boum assourdi.
La pesanteur retrouvée. Peter descendit, suivit les deux femmes dans un tube de circulation jusqu’à un énorme patrouilleur. Il se sentait paralysé, au bord des larmes. Il y avait deux hommes dans le véhicule. Ils serrèrent les deux femmes dans leurs bras, puis s’écrièrent :
— Hé, qui c’est ?
— Oh, on l’a récupéré là-haut. Il avait sauté de l’ascenseur. Il a encore un vieux coup d’espace. Hein ? (La femme se tourna vers Peter.) Mais on est arrivés. Tout va bien.
2
Il y a des fautes qu’on ne peut pas corriger.
Ann Clayborne était effondrée à l’arrière du patrouilleur de Michel Duval. Elle avait commis deux fautes : venir sur Mars, d’abord, et tomber amoureuse de cette planète que tous les autres voulaient détruire.
La planète avait été changée à jamais. Ils étaient sur l’autoroute de Noctis, sur lequel s’était abattue une pluie de rocs. Michel contournait sans difficulté les plus importants. Pour le reste, ils circulaient sur une chaussée de gravier grossier. Les hublots étroits donnaient une vision fragmentaire de l’extérieur, sous l’auvent de pierre. Ils roulaient à 60 kilomètres à l’heure et il leur arrivait de rebondir dans leurs sièges.
— Désolé, disait Michel. Il faut qu’on rejoigne le Chandelier aussi vite que possible.
— Le Chandelier ?
— Noctis Labyrinthus.
C’était le nom d’origine. Ann le savait. On l’avait baptisé ainsi en hommage à l’un des géologues qui avaient examiné les premiers clichés transmis par Mariner. Mais elle ne fit aucun commentaire.
Et Michel poursuivit son discours, d’une voix calme, rassurante.
— Il existe plusieurs endroits où, si la route est coupée, il sera impossible de continuer. Des escarpements, des champs d’éboulis, ce genre de chose… Mais quand nous serons dans Marineris, ça s’arrangera : il y a toutes sortes de routes transversales.
— Est-ce que ces véhicules ont été équipés pour descendre tout le canyon ? demanda Sax.
— Non. Mais nous disposons de cachettes un peu partout.
Apparemment, les grands canyons de Noctis avaient constitué les principaux corridors de transit de la colonie clandestine. La construction de l’autoroute leur avait causé pas mal de problèmes en coupant à travers leurs itinéraires.
Ann écoutait attentivement. Sa curiosité avait toujours été attirée par la colonie cachée. Leur utilisation des canyons avait été ingénieuse. Ils avaient maquillé leurs patrouilleurs en blocs de rocher et les avaient dissimulés parmi les autres, au pied des falaises. Les toits étaient faits de rocher et l’isolation empêchait le réchauffement, ce qui coupait tout signal. Les transcanyons étaient également isolés en dessous afin d’éviter de laisser des traces d’escargots. La chaleur des moteurs à hydrazine était récupérée pour les quartiers d’habitation, et le surplus était stocké dans des bobines d’accumulateurs. En cas de surcharge, les bobines étaient larguées dans des trous creusés sous le véhicule, avec du régolite et de l’oxygène liquide. Quand le sol commençait à se réchauffer, le patrouilleur était parti depuis longtemps. Donc, ils ne laissaient jamais la moindre trace thermique, ils ne se servaient jamais de la radio, et ne se déplaçaient que durant la nuit. Dans la journée, ils se cachaient au milieu des blocs de rocher.
— Donc, ils n’ont aucun moyen de nous repérer, résuma Sax, surpris.
— Exact. Aucun signal visuel, électronique ni thermique.
— Un patrouilleur furtif, acheva Frank sur l’intercom avec son habituel rire rauque.
— C’est tout à fait ça. Le vrai danger, ce sont ces éboulis qui nous dissimulent. (Un voyant rouge s’était mis à clignoter sur le tableau de bord et Michel rit en achevant :) On roule tellement bien qu’il va falloir enterrer une autre bobine.
— Mais est-ce que ça ne prend pas trop de temps de creuser ces trous ? s’inquiéta Sax.
— Non. Parce qu’ils sont déjà creusés. Si on arrive à atteindre le prochain, encore quatre kilomètres, je pense que nous n’aurons pas de problème.
— Vous avez installé un sacré système.
— Nous sommes dans la clandestinité depuis quatorze ans, non ? Quatorze années martiennes… L’ingénierie thermique, c’est notre grande spécialité.
— Mais pour vos habitats permanents, vous faites comment ?… À supposer que vous en ayez ?
— Nous pompons dans les couches profondes de régolite, et c’est la glace fondue qui nous fournit notre eau. Ou alors, nous pillons vos éoliennes. Entre autres techniques.
— Les éoliennes… Ça, c’était une mauvaise idée, dit Sax.
Frank rit.
— Mais non, elle était excellente ! s’exclama Michel. Parce qu’à présent elles ont dû ajouter des millions de kilocalories dans l’atmosphère.
— Ce que donne n’importe quel mohole par heure.
Sax et Michel entreprirent de discuter des projets de terraforming. Et Ann se perdit dans leur discours.
Ils firent halte à l’aube. Les deux transcanyons maquillés en rochers se garèrent au milieu d’un éboulis. Durant toute la journée, ils se réhydratèrent et dévorèrent des repas micro-ondes en essayant toutes les fréquences radio et TV. Ils ne captèrent aucune conversation, uniquement des transmissions cryptées dans des langages divers. Une autre poubelle à ajouter à l’ensemble. Des salves plus marquées de statiques paraissaient indiquer des rafales électromagnétiques. Mais les éléments électroniques du patrouilleur s’étaient endurcis, déclara Michel Duval, en s’éveillant d’une période de méditation. Encore une, songea Ann. Comme s’il avait pris l’habitude d’attendre depuis qu’il était entré dans la clandestinité. Son compagnon, le jeune homme qui conduisait l’autre patrouilleur, s’appelait Kasei. Il ne s’exprimait que sur un ton sinistre de désapprobation permanente. À vrai dire, ils le méritaient. Dans l’après-midi, Michel montra à Sax et Frank leur position sur une carte topographique projetée sur l’écran des deux véhicules. Ils traversaient le Noctis Labyrinthus du sud-ouest au nord-est en suivant l’un des plus longs canyons. Leur route quittait le labyrinthe pour zigzaguer vers l’est selon une pente abrupte, jusqu’à rejoindre la vaste région située entre Noctis et les débouchés de lus et Tithonium Chasma. Michel la nommait la Percée de Compton. C’était un terrain chaotique et il ne se sentirait pas rassuré aussi longtemps qu’ils ne l’auraient pas traversé pour enfiler lus Chasma. En dehors de leur route secrète, leur dit-il, la zone était infranchissable.