— Et s’ils devinent que nous sommes allés dans cette direction en quittant Le Caire, ils vont bombarder la route.
Durant la nuit précédente, ils avaient franchi près de cinq cents kilomètres et couvert presque toute la longueur de Noctis. Encore une nuit, et ils auraient rejoint lus. Au-delà, ils ne dépendraient plus que d’une unique route.
La journée était sombre. Les vents violents charriaient des écharpes denses de particules brunes. Aucun doute : c’était une nouvelle tempête de poussière qui se levait. Les températures chutaient. Sax capta une radio qui annonçait que la tempête allait être planétaire comme la précédente. Mais cette prévision semblait séduire Michel. Ils pourraient rouler durant le jour, ce qui raccourcirait de moitié leur voyage.
— Il nous reste 5 000 kilomètres à parcourir, et en grande partie hors de la route. Ce sera splendide de voyager dans la journée. Je ne l’ai plus fait depuis la grande tempête.
Lui et Kasei pilotaient donc en permanence, selon des quarts de trois heures, suivis d’une demi-heure de repos. Une autre journée passa et ils se retrouvèrent dans la Percée de Compton, entre les parois étroites de lus Chasma. Là, Michel se détendit.
Ius était le plus étroit de tous les canyons du système de Marineris. Il ne faisait que vingt-cinq kilomètres de large en quittant la Percée de Compton et séparait Sinai Planum de Tithania Catena. C’était en fait une crevasse entre les deux plateaux, profonde de 3 000 mètres, un rift resserré et géant à la fois. Mais, dans la tourmente de poussière, ils ne faisaient qu’entrevoir les falaises. La conduite devenait périlleuse, et Simon et Sax relayèrent Michel et Kasei. Ann ne disait toujours rien et personne ne lui demanda de conduire. Sax ne quittait pas du regard l’écran de son IA qui lui indiquait les relevés atmosphériques. L’impact de Phobos, conclut Ann, avait considérablement augmenté la densité de l’atmosphère. De plus de 50 millibars, en fait, ce qui était extraordinaire. Et les cratères fracturés continuaient de déverser leurs gaz. Sax enregistra ce changement avec son habituelle expression de hibou satisfait, oubliant complètement la traînée de morts et de destruction.
— Ça ressemble un peu à l’Age noachien, commenta-t-il.
Il faillit se lancer dans un discours, mais Simon le fit taire d’un regard.
Durant la troisième nuit, ils s’engagèrent sur la dernière pente de lus pour atteindre une longue arête qui divisait le canyon en deux. Ils s’engagèrent sur l’autoroute officielle de Marineris, en direction de la fourche sud. Dans l’heure qui précéda l’aube, ils entrevirent des nuages, et la clarté, quand elle perça, était plus vive que les jours précédents. Assez pour qu’ils se mettent à couvert dans un lit de rochers, au pied de la paroi sud. Ils se rassemblèrent tous dans le patrouilleur de tête pour passer la journée.
Au milieu de l’après-midi, brusquement, le patrouilleur oscilla. Ils se redressèrent tous. La caméra arrière était braquée sur lus, et Sax désigna l’écran :
— Le givre ! Je me demande si…
La caméra montrait nettement, à présent, la vapeur givrante qui s’épaississait et dévalait le canyon dans leur direction.
L’autoroute, à l’endroit où ils se trouvaient, suivait un surplomb, juste au-dessus de la fourche sud de lus. Une chance pour eux car, dans un grondement qui fit vibrer tout le véhicule, le plancher du canyon disparut sous un déluge d’eau noire et d’écume sale. Des blocs de glace suivirent, mêlés à des rocs, de la boue, de la mousse, et de l’eau encore : une coulée dégorgée dans le canyon, roulant dans un bruit de tonnerre.
Le plancher du canyon, à cet endroit, était large d’une quinzaine de kilomètres. Le flot boueux l’envahit en quelques minutes avant de se solidifier pour se changer en un chaos glaciaire, immobile, décoloré. Ils s’entendaient soudain crier par dessus les craquements et les grondements. Mais, en fait, ils n’avaient rien à se dire. Ils gardaient les yeux fixés sur les écrans, tétanisés. La vapeur givrée qui montait de la surface du chaos devint un simple brouillard. Moins d’un quart d’heure plus tard, le lac de glace éclata à son extrémité inférieure. Le flot dévala encore une fois le canyon dans un fracas d’avalanche et disparut hors de leur vue sur la pente de Mêlas Chasma.
Le déluge de glace qui dévalait à présent Vallès Marineris était un fleuve. Un immense torrent emballé. Ann avait vu des vidéos des inondations du nord, mais c’était la première fois qu’elle en observait une directement. Les grondements leur revenaient en échos jusqu’au plus profond du ventre. Mais le spectacle qu’ils observaient était celui d’un chaos minéral, un torrent de tourbillons et de courants qui partaient vers le haut ou le bas, clairs ou obscurs, déconcertant et vertigineux. Elle dut faire un sérieux effort pour saisir ce que disaient ses compagnons. Elle ne parvenait pas à regarder Sax en face, mais elle le comprenait, au moins. Il essayait de ne pas le montrer, mais il était clair qu’il était très excité par les événements. Son calme extérieur avait toujours masqué sa nature passionnée. Il semblait avoir la fièvre et évitait constamment le regard d’Ann, car il savait qu’elle le devinait. Elle éprouvait du mépris pour son attitude fuyante, même si, au fond, Sax avait un certain respect pour elle. Après avoir observé la crue sur les écrans, il était revenu à son IA et à son projet.
Les torrents d’eau s’engouffraient dans lus, se gelaient, craquaient et se précipitaient à nouveau vers le bas. Dans Mêlas, où ils retrouvaient encore de l’eau pour dévaler jusqu’à Copratès, puis Capri, Eos, avant de se déverser enfin dans Aureum Chaos…
Elle prit conscience qu’elle était allongée sur le sol, qu’elle observait le déferlement en essayant de comprendre. Et qu’elle calculait pour mieux se focaliser sur ce qu’elle voyait, pour arracher un sens à tout ce qui menaçait de l’engloutir. L’image, tout autant que ses calculs, la fascinait. Tout cela s’était déjà produit sur Mars, des milliards d’années auparavant, sans doute très exactement de la même manière. Les traces d’inondations catastrophiques étaient visibles : terrasses, îles en arêtes, chenaux, déserts de croûtes… Et les anciens aquifères s’étaient remplis, avec la surrection de Tharsis, la chaleur et les dégagements de gaz que cela avait engendrés. Tout avait été très lent… mais, en deux milliards d’années…