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Elle s’efforçait de regarder. Le torrent était à un kilomètre de là, et à deux cents mètres en contrebas. La base de la paroi nord de lus était à quinze kilomètres de distance et le flot allait se déverser droit dessus. À en juger par les énormes blocs de rocher qu’il roulait, le mur d’eau devait être haut de dix mètres. Il brisait la glace en échardes, laissant dans son sillage des polyplaques noires. Une centaine d’Amazones se ruaient en même temps, mais irrégulièrement, se figeant parfois en barrages de glace qui s’entassaient en étages avant de s’effondrer. Des lacs bouillonnants ruisselaient des falaises, creusant des crevasses dans la glace jusqu’à dénuder la roche… Ann ressentait l’écho de tous ces assauts dans ses pommettes, dans ses tempes. Des millions d’années auparavant, de pareilles secousses avaient transformé Mars, ce qui expliquait qu’elle avait vu sans le comprendre. La paroi nord de lus bougeait. Des blocs arrachés à la falaise tombaient dans le canyon, provoquant de terribles impacts, engendrant d’autres effondrements, d’autres vagues géantes qui déferlaient sur la glace qui, à son tour, explosait dans des geysers de vapeur masquant la vue.

Il ne faisait aucun doute que la paroi nord allait s’effondrer. Et si elle commençait à s’effriter depuis son sommet, ils étaient perdus. Ce qui était possible, affreusement possible. Pour autant qu’ils pouvaient en juger par quelques visions fugaces, les chances étaient strictement partagées. Mais la situation était sans doute plus grave encore : la base de la paroi nord était creusée par la crue, alors que la paroi sud était isolée par le banc sur lequel ils roulaient. Donc, les falaises du sud devaient être un peu plus stables.

Quelque chose attira son regard vers l’aval. Là-bas, la paroi sud s’effritait vraiment et s’abattait en grandes plaques. La base de la falaise explosa dans un nuage dense qui se dilata au-dessus du talus tandis que le haut glissait et disparaissait. Une seconde plus tard, la masse tout entière réapparut : elle volait horizontalement et sortait du nuage – étrange vision. Le bruit était épouvantable, douloureux, même à l’intérieur du patrouilleur. Puis ce ne fut plus qu’un glissement de terrain, long et lent, qui se déversait dans les flots, les rochers brisant la glace pour former un barrage. Une mer se forma un instant, noire, sifflante et fumante, montant rapidement vers eux. Si la coulée persistait, se dit Ann, ils seraient emportés.

Elle était paralysée, coupée de la réalité, et curieusement sereine. Elle se sentait indifférente. Que le barrage momentané se brise ou non. Et, dans le bruit ambiant, elle n’avait plus à parler aux autres. Elle était heureuse de voir monter le grand torrent. Après tout, il leur rendrait service à tous.

Puis le barrage s’effondra sous l’écoulement décoloré et se dispersa dans le flot. Le lac s’écoula tandis que les blocs de glace s’entrechoquaient à sa surface, se brisaient dans un bruit énorme, se fissuraient et jaillissaient dans les airs avec des vrombissements assourdissants. Ann se boucha les oreilles. Le patrouilleur sautait sur place. Elle discerna d’autres effondrements en aval, provoqués sans doute par la poussée des eaux, des rocs et de la glace. Elle avait l’impression que tout le canyon allait déborder. Dans ce bruit terrible et ces vibrations, il semblait impossible que les deux véhicules en réchappent. Tous étaient crispés dans leurs sièges ou recroquevillés sur le sol comme Ann. Et elle-même avait de plus en plus de difficulté à respirer, tous ses muscles tétanisés par l’assaut des chocs.

Quand ils purent à nouveau échanger des mots, ils lui demandèrent ce qu’elle avait. Mais, sans répondre, elle fixait le paysage d’un air morne. Apparemment, ils allaient survivre. La surface du torrent était devenue le terrain le plus chaotique qu’elle ait jamais observé. La glace s’était pulvérisée en aiguilles acérées, et la surface du lac qui était montée sur leur rive avait laissé en se retirant un terrain détrempé qui passait lentement d’un rouille noirâtre à un blanc douteux au fil des secondes. Il gelait sur Mars.

Sax n’avait pas quitté son siège, absorbé entièrement par son écran. Il marmonnait entre ses dents : l’eau allait s’évaporer en grande partie, ou bien se geler ou se sublimer. Elle était hautement saline et riche en carbonates mais, de toute façon, elle se changerait en neige mêlée de poussière pour retomber un peu partout. L’atmosphère deviendrait alors suffisamment hydratée pour que la neige retombe plusieurs fois, ou bien adopte un rythme régulier selon des cycles précis de sublimation et de précipitation. Ainsi, les inondations seraient distribuées sur toute la planète, à l’exception des points les plus élevés. L’indice d’albedo en serait d’autant augmenté. Ils seraient sans doute obligés de l’abaisser, probablement en favorisant la croissance des algues des neiges que le groupe d’Acheron avait créées. (Mais il n’y a plus d’Acheron, songea Ann.) La glace noire fondrait avec le jour avant de se reformer la nuit. Sublimation et précipitation. Ils trouveraient ainsi un cycle de l’eau. Des ruissellements, des flaques, des écoulements, puis le gel, l’incrustation glaciaire, la sublimation, la cristallisation, la neige, la fonte et la pluie. Un monde gelé ou boueux, tour à tour. Mais avec un cycle de l’eau.

Et toute trace de la planète primitive disparaîtrait.

C’était la fin de Mars la rouge.

Ann demeurait étendue près du hublot. Et les larmes qui coulaient sur ses joues semblaient rejoindre le flot de glace, d’eau et de roc. Sur le barrage de son nez, dans les canyons de ses oreilles et de ses joues.

Jusqu’à ce que son visage tout entier en soit inondé.

— Cela va compliquer notre descente du canyon, remarqua Michel Duval avec son petit sourire français, ce qui fit rire Frank.

En fait, il semblait impossible qu’ils puissent parcourir plus de cinq kilomètres. Droit devant eux, l’autoroute du canyon était ensevelie sous le glissement de terrain. Le nouvel entassement de rocs était instable, séparé à la base par la coulée et écrasé en haut par une nouvelle avalanche de débris.

Longtemps, ils discutèrent pour savoir s’ils devaient essayer. Ils devaient presque crier pour s’entendre dans le grondement du flot qui ne semblait pas près de ralentir. Nadia considérait que toute tentative de franchir la pente serait suicidaire, mais Michel et Kasei étaient convaincus qu’ils pourraient trouver un chemin possible. Après une journée de reconnaissance à pied, ils réussirent à la convaincre d’essayer. La décision des autres dépendait de celle de Nadia.

Et c’est ainsi que, le lendemain, ils repartirent dans les deux patrouilleurs et s’engagèrent lentement sur l’éboulement.

C’était un agglomérat de sable et de gravier semé de blocs. Il y avait toutefois une partie relativement plane, qui correspondait à la berge. C’était le seul chemin possible. Le jeu consistait à trouver des passages non obstrués sur une surface qui ressemblait à du ciment mal gâché, en contournant des pans de roches et, parfois, des trous béants. Michel conduisait le patrouilleur de tête avec une témérité et une sûreté proches de l’inconscience.

— Mesures exceptionnelles ! lança-t-il d’un ton ravi. Vous vous imaginez sur ce genre de terrain en temps normal ? Ce serait de la folie.

— Mais c’est de la folie, remarqua Nadia d’un ton aigre.

— Qu’est-ce que nous pourrions faire d’autre ? Nous ne pouvons pas rebrousser chemin, ni abandonner. C’est en de pareils moments que l’âme de l’homme est soumise à l’épreuve.

— Mais les femmes s’en tirent aussi très bien.

— Ce n’était qu’une citation. Tu comprends parfaitement ce que je veux dire. Le débouché de lus va être submergé. Je suppose que c’est à cause de ça que je suis plutôt de bonne humeur. Est-ce que nous avons eu le choix ? Le passé est balayé, seul le présent compte. Et l’avenir. L’avenir, c’est ce champ de pierres où nous sommes. Tu sais bien qu’on ne fait appel à toutes ses forces que s’il n’existe plus de moyens de reculer, quand on ne peut plus faire autrement qu’avancer.