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Et ils avancèrent. Mais l’optimisme de Michel fut sérieusement douché quand le deuxième patrouilleur bascula dans un trou dissimulé par des blocs, comme un véritable piège. Ils durent batailler pour ouvrir le sas avant et faire sortir Kasei, Maya, Frank et Nadia. Mais ils n’avaient aucun espoir de dégager le véhicule sans cric. Ils transférèrent donc toutes les provisions dans le patrouilleur un, qui se retrouva bourré jusqu’au plafond et remontèrent à bord. Ils étaient maintenant huit dans un seul véhicule.

Après le glissement de terrain, cependant, ce fut plus facile. Ils purent suivre l’autoroute du canyon dans Mêlas Chasma. La route avait été construite à proximité de la paroi sud, et Mêlas était un canyon très large : l’inondation s’y était répandue sans entraves pour déferler vers le nord en suivant plusieurs couloirs d’écoulement.

Ils progressèrent sans trop de difficultés pendant deux nuits consécutives, jusqu’à ce qu’ils atteignent l’Éperon de Genève, qui se dressait au-dessus de l’immense paroi sud, jusqu’au bord du courant. À cet endroit, la route officielle plongeait dans le déluge et ils durent en trouver une autre en hauteur. Les traverses rocailleuses, au bas de l’Éperon, étaient difficiles, même pour un patrouilleur. Ils se retrouvèrent suspendus sur un énorme rocher rond et Maya se mit à invectiver Michel. Elle prit le volant tandis que Michel, Kasei et Nadia sortaient en marcheur. Ils dégagèrent le rocher et s’avancèrent en reconnaissance sur la route de traverse.

Frank et Simon aidaient Maya à détecter les obstacles, tandis que Sax continuait à passer son temps sur son écran. Parfois, Frank allumait la TV en quête d’éventuels signaux, essayant de tirer des informations cohérentes des rafales de voix brouillées qu’il captait. Quand ils se retrouvèrent sur l’échine de l’Éperon de Genève et traversèrent le mince ruban de ciment de l’autoroute transcanyon, la réception s’améliora. Il semblait que les prévisions de tempête de poussière planétaire n’étaient pas confirmées. À vrai dire, ils ne rencontraient plus que des couches de brume. Sax déclara que c’était la preuve de l’efficacité des stratégies de fixage de poussière qu’ils avaient utilisées après la grande tempête. Mais personne ne réagit. Frank observa que la brume qui demeurait en suspens dans l’air semblait curieusement amplifier les signaux radio. Simple résonance stochastique, dit Sax. Frank lui demanda de s’expliquer plus clairement. Quand il comprit enfin, il partit de son grand rire sans joie.

— Peut-être que toute l’immigration était un effet de résonance stochastique qui a amplifié le signal de la révolution !

— Je ne crois pas que l’on puisse tirer profit de toute analogie entre l’univers physique et le monde social.

— Tais-toi, Sax. Retourne donc à ta réalité virtuelle.

Frank était toujours furieux. Il dégageait de l’amertume comme l’inondation répandait ses vapeurs givrées. Deux ou trois fois par jour, il assaillait Michel de ses questions sur la colonie cachée. Ann se disait qu’elle n’aurait pas voulu être Hiroko. Mais Michel réagissait calmement aux accusations de Frank, ignorant son ton sarcastique et son regard furibond. Les tentatives de Maya pour l’apaiser ne faisaient que le déchaîner un peu plus, mais elle persistait.

Ils finirent de contourner l’Éperon de Genève et redescendirent vers la berge sud. La route de l’est était fréquemment coupée par des glissements de terrain, qu’ils parvenaient à contourner. Et ils roulaient plus rapidement, désormais.

Ils parvinrent à l’extrémité sud de Mêlas. Là, la faille se rétrécissait avant de descendre de plusieurs centaines de mètres vers les deux canyons parallèles de Coprates, séparés par un plateau étroit et long. Coprates sud s’achevait en impasse sur une falaise, à deux cent cinquante kilomètres de là. Quant à Coprates nord, il était relié aux canyons inférieurs, plus loin à l’est, et il constituait leur seule route possible. C’était le plus long des segments isolés du système de Marineris. Michel l’appelait en français la Manche. De fait, tout comme entre la France et l’Angleterre, le canyon se rétrécissait en allant vers l’est. Vers le 60e degré de longitude, il devenait une gorge gigantesque – les falaises hautes de 4 000 mètres n’étaient éloignées que de trente-cinq kilomètres. Michel appelait cette région le Pas-de-Calais.

Quand ils y parvinrent, ils découvrirent que le plancher du canyon avait été inondé. La berge, sous la falaise sud de la gorge, n’était large que de deux kilomètres. Plus loin, elle se rétrécissait encore. Elle paraissait vulnérable, susceptible d’être emportée à tout instant. Maya clama qu’il était trop dangereux de continuer et qu’il fallait envisager une retraite. S’ils décrivaient un cercle pour remonter vers le débouché de Coprates sud, ils pourraient escalader la pente jusqu’au plateau, et contourner les puits jusqu’à Aureum.

Michel insistait, lui, pour qu’ils poursuivent.

— En roulant vite, nous y arriverons ! Il faut essayer !

Et, comme Maya criait qu’elle refusait, il ajouta :

— La pente au débouché de Coprates est trop raide ! Jamais on ne pourra l’escalader ! Et nous n’avons pas assez de vivres pour tenir aussi longtemps ! Non, nous ne pouvons pas faire demi-tour !

Ils continuèrent. Frank, Maya, Simon et Nadia se tenaient derrière Michel et Kasei. Sax, lui, était toujours collé à son écran. Il s’étirait comme un chat, fixant de son regard de myope les minuscules images du déluge.

— C’est un peu comme le Grand Canyon à une échelle super himalayenne. (Il se parlait à lui-même, mais Ann l’entendit.) La gorge de Kala Gandaki est profonde de 3 000 mètres, non ?… Et le Dhaulagiri et l’Anapurna ne sont éloignés que de cinquante kilomètres, je pense. Si on déverse là-dedans une inondation pareille… (Il réfléchit un instant.) Je me demande ce que toute cette eau faisait à cette altitude dans Tharsis.

Des craquements qui ressemblaient à des tirs de canon annoncèrent une autre montée. La surface blanchâtre du flot se déchira, explosa, puis retomba vers l’aval. L’univers tout entier se mit à vibrer et un bruit sourd éteignit leurs paroles comme leurs pensées.

— Dégazage, commenta Ann. (Elle avait les lèvres durcies.) Tharsis repose sur une poche de plasma. La roche ne pouvait contenir la pression. La poche aurait cédé sans le courant ascendant du manteau.

— Je croyais qu’il n’y avait pas de manteau.

— Non, non. (Peu lui importait que Sax l’entende ou pas.) C’est un effet de ralentissement. Mais les courants sont là. Et depuis les dernières grandes inondations, ils ont rempli à nouveau les aquifères les plus élevés de Tharsis. Et ceux de Compton sont demeurés à l’état liquide. Il se peut que les pressions hydrostatiques aient été extrêmes. Mais avec une activité volcanique moindre, et des impacts météoritiques en diminution, rien ne s’est passé. Les aquifères auraient pu rester pleins pendant un milliard d’années.

— Est-ce que tu crois que c’est Phobos qui les a crevés ?

— Peut-être. Mais je pencherais plutôt pour une sorte de fusion de réacteur.

— Tu voyais l’aquifère de Compton aussi énorme ?

— Oui.

— Je n’en avais jamais entendu parler.

— Non.

Elle leva les yeux. Est-ce que Sax avait entendu cette dernière réponse ?