Oui, c’était évident. Dissimulation d’information. Il était ébranlé, elle le voyait. Il ne pouvait imaginer pour quel motif elle avait pu cacher une pareille information. Et là se trouvait sans doute la racine de leur incompréhension. Des systèmes de valeurs fondés sur des postulats différents. Deux sciences totalement séparées.
— Est-ce que tu savais que l’eau était à l’état liquide ? demanda enfin Sax après s’être éclairci la gorge.
— Je le supposais. Mais maintenant, nous en avons la preuve.
Il appela sur son écran les images de la caméra de gauche. La turbulence des eaux noires, des débris grisâtres, des fragments de glace, des rochers qui roulaient comme des dés géants, des vagues gelées, des geysers de vapeur givrante…
— Je ne m’y serais pas pris de cette façon !
Ann l’observait. Il ne détournait pas les yeux de son écran.
— Je sais, fit-elle.
Elle était soudain lasse de parler et elle se laissa partir dans l’immense grondement du monde : elle ne l’entendait plus qu’à demi, ne le comprenait plus qu’à demi.
Ils suivaient toujours la rampe, traversant le Pas-de-Calais. Ils ne dépassaient pas deux kilomètres à l’heure, rebondissant de bosse en creux. Ils roulèrent ainsi toute la nuit et durant toute la journée suivante. Pourtant, la brume s’était éclaircie au point de les rendre à nouveau visibles pour les satellites. Mais ils n’avaient plus le choix.
Coprates s’ouvrit enfin à nouveau devant eux. Le flot du déluge s’orientait vers le nord sur quelques kilomètres.
Au crépuscule, ils firent halte. Ils roulaient depuis quarante heures. Ils se levèrent tous en s’étirant avant de se rassembler autour d’un repas micro-ondes. Maya, Simon, Michel et Kasei étaient soulagés, heureux d’avoir franchi le Pas. Sax restait le même, mais Nadia et Frank étaient un peu moins sinistres qu’à l’accoutumée. Le grondement de l’inondation s’était estompé et ils pouvaient converser sans se déchirer la gorge.
Les portions étaient minces mais leur bavardages aussi légers. Après ce repas paisible, Ann observa ses compagnons avec curiosité, soudain admirative devant l’adaptabilité de l’être humain.
C’est en cet instant de la tempête qu’Ann Clayborne s’activa. Elle se mit à débarrasser les couverts, en commençant par l’assiette de Sax. Elle emporta la pile jusqu’à l’évier de magnésium et, tout en faisant la vaisselle, elle sentit sa gorge s’assouplir. Elle coassa quelques phrases et tenta de se comporter en être humain.
— C’est vraiment un soir de tempête ! résuma Michel en la rejoignant devant les assiettes étincelantes.
Au matin, elle s’éveilla bien avant les autres, observa leurs visages dans le sommeil. Plissés, bouffis, noircis par le gel, les lèvres entrouvertes, ils semblaient tous morts. Et elle n’avait rien fait pour les aider – bien au contraire !
Elle avait été un poids mort ! Ils avaient toujours eu en face d’eux cette folle recroquevillée, qui refusait tout dialogue, qui pleurait. Exactement ce dont ils avaient besoin dans cette situation de désastre !
Elle n’éprouvait plus que de la honte en finissant de nettoyer la pièce principale et le poste de conduite. Et, plus tard dans la journée, elle prit le volant à son tour et pilota durant six heures d’affilée avant de finir épuisée. Mais elle réussit à les amener sains et saufs de l’autre côté du Pas-de-Calais. Leurs ennuis n’étaient pourtant pas terminés. Certes, Coprates s’était élargi et la paroi sud avait supporté le choc. Mais, dans ce secteur, une longue arête, transformée en île désormais, divisait le canyon en deux chenaux qui s’orientaient vers le nord et le sud. Malheureusement pour eux, le chenal sud était situé plus bas, et la crue s’y déversait à grands remous. Une consolation : la berge était large de cinq kilomètres. Mais avec le torrent énorme sur leur gauche et les falaises menaçantes sur leur droite, le danger ne les abandonna pas une seconde.
Un jour, Maya, cogna du poing sur la table.
— Est-ce qu’on ne pourrait pas attendre que cette arête soit emportée par le courant ?
Kasei hésita brièvement.
— Mais elle fait cent kilomètres de long.
— Et alors ?… Et si on attendait que la crue s’arrête ? Je veux dire : combien de temps ça va-t-il encore durer ?
— Quelques mois, avança Ann.
— Et alors, on ne peut pas attendre ?
— On va être à court de vivres, intervint Michel.
— Et puis, il faut bien continuer ! lâcha Frank en fixant Maya. Ne sois pas idiote !
Elle le foudroya du regard et se détourna, furieuse. Le patrouilleur était tout à coup encore plus petit, habité par une horde de tigres et de lionnes. Simon et Kasei, qui ne supportaient visiblement pas ce retour de tension, enfilèrent leurs marcheurs et partirent en reconnaissance.
Plus loin devant eux, il y avait Island Ridge, Coprates s’y ouvrait comme une trompe, avec des goulets profonds qui plongeaient dans les falaises. Capri Chasma allait vers le nord, tandis qu’Eos Chasma continuait vers le sud, suivant le cours de Coprates. Ils n’avaient d’autre choix que de continuer sur Eos, mais Michel leur précisa que c’était de toute manière le chemin qu’ils auraient dû suivre. Pour leur malheur, le torrent se déversait dans le lit d’Eos et, s’ils étaient enfin sortis des gorges étranglées de Coprates, ils étaient cependant obligés de suivre au plus près la falaise. Ils roulaient désormais encore plus lentement, hors de toute route, de toute piste, et leurs ressources en carburant et en aliments s’épuisaient.
Ils étaient dans un état d’épuisement absolu. Ils avaient fui Le Caire depuis vingt-trois jours et avaient parcouru 2 500 kilomètres de canyons en se relayant pour de courtes périodes de sommeil. Ils étaient trop vieux pour ça, comme ne cessait de le répéter Maya, et leurs nerfs étaient fragiles. Ils commettaient des fautes de conduite et somnolaient en plein jour.
La banquette qu’ils suivaient entre la falaise et le torrent devint un immense champ de rocaille. Des déjections des cratères proches, des détritus crachés par des coulées. Ann avait l’impression que les grands renfoncements échancrés et rainurés de la falaise sud étaient des canyons en formation. Mais le temps lui manquait pour les examiner de plus près. D’énormes blocs leur barraient souvent la route, comme si après tous ces jours, tous ces kilomètres, après avoir affronté Marineris dans le cataclysme, ils allaient s’arrêter là, tout près des derniers remous, au débouché des canyons.
Mais ils trouvaient toujours un itinéraire de contournement, avant d’être bloqués à nouveau et d’en trouver un autre, et un autre encore, jour après jour.
Ils avaient encore réduit leurs rations. Ann conduisait plus souvent qu’à son tour, comme si elle était plus en forme que les autres. Elle se montrait presque aussi experte que Michel. De toute sa volonté, elle voulait aider, et quand elle n’était pas au volant, elle allait explorer la route. Le fracas était toujours assourdissant et le sol vibrait sous ses bottes. Impossible de s’y habituer, même si elle faisait tous ses efforts pour l’ignorer. Le soleil perçait parfois entre les bancs de brume en nappes phosphorescentes, des arcs-en-ciel et des mirages colorés inondaient le ciel qui, le plus souvent, semblait incendié : l’Apocalypse vue par Turner.
La route devint encore plus difficile. Il leur advint de ne parcourir qu’un seul kilomètre en une journée. Et, le lendemain, ils durent s’arrêter face à une rangée de rocs géants qui évoquaient une sorte de ligne Maginot martienne. Un plan fractal parfait, selon le diagnostic de Sax. Personne ne se risqua à en discuter.