Kasei descendit et découvrit un passage possible tout au bord du courant. Pour l’heure, le déluge était gelé, comme il l’avait été depuis ces deux derniers jours. Il se déployait jusque sous l’horizon, hérissé, chaotique, semblable à l’océan arctique de la Terre, mais nettement plus sale, composé d’un foisonnement de fragments noirs, rouges ou blanchâtres. Sur la berge, néanmoins, la surface de glace était quasi plane, et par endroits translucide. Ils empruntèrent donc cette nouvelle piste. Ann, lorsqu’elle rencontrait des rochers, déviait sur la gauche, roulant carrément sur la glace, ce qui rendit ses passagers nerveux. Mais Maya et Nadia vinrent à son secours.
— En Sibérie, déclara Nadia, on passait chaque hiver à rouler sur les fleuves gelés. C’étaient nos meilleures routes.
Durant toute une journée, Ann suivit la berge déchiquetée, et ils parcoururent ainsi cent soixante kilomètres, leur meilleure étape en deux semaines.
À l’approche du crépuscule, il neigea. Le vent d’ouest soufflait depuis Coprates de grandes bouffées denses de flocons grésillants. Avec une force telle qu’ils avaient l’impression de ne plus avancer. Ils abordaient un secteur de glissement récent, qui se déversait jusqu’à la glace du torrent. La lumière était grisâtre, morne. Dans le dédale des éléments, ils avaient besoin d’un éclaireur, et Frank se porta volontaire. Il était le dernier à conserver encore suffisamment de forces, plus même que le jeune Kasei. Toujours en état de rage : un réservoir d’énergie qui semblait chez lui inépuisable. Lentement, il s’avança sur le terrain et revint en secouant la tête et en adressant de grands signes à Ann. Autour d’eux, des rideaux ténus de vapeur givrée se formaient dans l’averse de neige pour se fondre dans le vent puissant du soir et se perdre dans la brume.
Au plus fort d’une bourrasque, Ann se perdit dans les lacis de glace sur le sol et le patrouilleur fit une embardée sur un rocher arrondi, à la lisière de la berge, sa roue arrière gauche tournant dans le vide. Ann lança la puissance sur le train avant pour se dégager, mais s’embourba dans un creux de neige et de sable. Brusquement, tout l’essieu arrière fut soulevé tandis que les roues avant patinaient. Le patrouilleur était échoué.
Cela s’était déjà produit plusieurs fois, mais elle s’en voulait de s’être laissé distraire par le spectacle tourmenté du ciel.
— Merde, qu’est-ce que tu fous ? cracha Frank dans l’intercom.
Ann tressaillit. Jamais elle ne s’habituerait à la véhémence de Frank.
— Roule, bordel !
— Mais je suis coincée sur un rocher !
— Bon Dieu ! Tu ne regardes même pas où tu vas ! Arrête-moi ces putains de roues ! Je vais mettre les bandes d’accrochage à l’avant et te tirer. Quand tu atteindras le rocher, tu grimperas aussi vite que tu le pourras. Compris ? Il y a une autre secousse qui se prépare !
— Frank ! cria Maya. Remonte !
— Dès que j’aurai mis ces conneries de bandes dessous ! Tenez-vous prêts !
Les bandes étaient en métal tressé muni de pointes. Il les mit en place sous les creux des roues avant de les tendre pour que les roues puissent mordre au démarrage. Une ancienne méthode qui avait été employée jadis dans le désert. Frank courait devant le patrouilleur en jurant à voix sourde, lançant parfois des indications de braquage à Ann qui obéissait, les dents serrées, l’estomac noué.
— C’est bon, vas-y ! Fonce !
— Monte d’abord !
— Pas le temps ! Allez, roule, tu y es presque ! Je vais m’accrocher. Roule, Bon Dieu !
Ann accéléra doucement et sentit les roues avant accrocher sur les bandes en grinçant. Les roues arrière passèrent ensuite, et ils furent sur le rocher, libres. Mais le grondement du flot redoublait soudain derrière eux, et des éclats de glace volèrent autour du patrouilleur dans des craquements affreux. Puis la glace fut submergée par une vague sombre de boue gargouillante et fumante qui monta jusqu’aux hublots. Ann écrasa l’accélérateur et serra son volant, affolée, dans une étreinte mortelle. Elle entendit les cris de Frank par-dessus le fracas de la coulée déferlante :
— Vas-y, idiote ! Vas-y !
Un choc violent et ils dérapèrent sur la gauche. Ann perdit un bref instant le contrôle de la conduite, mais resta cramponnée au volant tandis que le patrouilleur oscillait follement. Une douleur intense lui vrilla l’oreille gauche. Toujours soudée au volant, elle écrasait l’accélérateur. Les roues mordirent dans le terrain, au fond de l’eau. Un coup mat résonna contre le flanc.
— Vas-y !
L’accélérateur au plancher, elle escaladait la pente, rebondissant sur son siège, et tous les hublots et les écrans étaient submergés. Puis, tout à coup, l’eau reflua vers l’arrière et les images redevinrent claires. Sous les projecteurs, le terrain rocheux luisait, des flocons de neige passaient, et Ann discerna une zone plane droit devant. Elle garda le patrouilleur en ligne en dépit des secousses. Derrière, le torrent grondait toujours. En atteignant enfin l’étroite terrasse, elle dut s’aider de ses deux mains pour dégager son pied de l’accélérateur. Le patrouilleur était arrêté. Il dominait la coulée qui était en train de diminuer. Mais Frank Chalmers avait disparu.
Maya insista pour qu’ils repartent à sa recherche. Il était probable qu’ils n’auraient plus à redouter de coulée aussi énorme, et ils firent demi-tour. En vain. Dans le crépuscule, les faisceaux des projecteurs portaient à cinquante mètres sous l’averse de neige et, dans les deux cônes de lumière jaune, ils ne discernaient que la surface déchiquetée du torrent, un déversoir gris sombre de débris et de glace sans la moindre forme régulière. Personne n’aurait pu survivre dans un pareil déchaînement. Frank avait été emporté : il avait dû lâcher prise dans une secousse, ou bien avait été balayé par l’ultime déferlement d’eau et de boue.
Dans le grondement ambiant et le grésillement de statique de la radio, Ann entendait encore ses imprécations : « Vas-y, idiote ! Vas-y ! » C’était de sa faute, se dit-elle…
Maya sanglotait, les mains crispées sur son ventre.
— Oh, non, non ! Frank ! Il faut qu’on le retrouve !
À la fin, elle se tut, étouffée par ses larmes. Sax alla jusqu’à l’armoire d’urgence et revint s’accroupir près d’elle.
— Maya, tu veux un calmant ?
Elle recula en lui frappant la main.
— Non ! Non ! Je pleure parce qu’ils étaient mes hommes ! Tu crois que je suis lâche, que je veux être un zombie comme toi ?
Elle replongea dans ses sanglots déchirants et Sax resta là, devant elle, bouleversé. Ann se précipita en voyant son expression.
— Viens, je t’en prie !
Elle le prit par le bras. Puis elle aida Nadia et Simon à porter Maya jusqu’à sa couchette. Déjà, elle semblait plus calme, les yeux rougis, une main crispée sur le poignet de Nadia qui l’observait avec le détachement d’un médecin en murmurant en russe.
— Maya, dit Ann, j’ai tellement de peine. C’est ma faute. Je suis navrée.
Elle avait la gorge nouée.
Mais Maya secoua la tête.
— Non, c’était un accident.
Ann ne trouva pas la force de lui dire que son attention s’était relâchée un instant. Les paroles étaient bloquées dans sa gorge. Un nouveau spasme de sanglots secoua Maya et elles perdirent leur dernière chance de communiquer.
Michel et Kasei s’installèrent de nouveau aux commandes et lancèrent le patrouilleur en avant.
Un peu plus loin à l’est, la falaise sud plongeait vers la plaine, et ils purent enfin s’écarter du torrent, qui enfilait Eos Chasma vers le nord pour rejoindre Capri Chasma. Michel tentait de suivre la piste de la colonie cachée, mais il la perdit une fois encore dans la couche de neige. Toute la journée, il essaya de retrouver une cache qu’il savait proche, mais vainement. Ils décidèrent de rouler vite aussi souvent que possible plutôt que de perdre du temps, cap au nord-nord-est. Michel prétendait qu’ils allaient en direction du refuge qui se trouvait dans la région accidentée d’Aureum Chaos.