— Ce n’est plus notre colonie principale, expliqua-t-il aux autres. Mais c’est bien là que nous nous sommes installés au début, après avoir quitté Underhill. Mais Hiroko a décidé d’aller plus loin au sud, ce que nous avons fait quelques années plus tard. Notre premier refuge ne lui plaisait pas, parce qu’Aureum est une cuvette et qu’elle pensait qu’un jour elle pourrait bien se transformer en lac. Je me disais à l’époque que c’était de la folie, mais les événements lui donnent raison. Aureum pourrait d’ailleurs bien être le dernier réceptacle de cette crue. Je ne sais pas. Mais le refuge est en altitude, et on devrait y être en sûreté. Il n’y a plus personne, mais nous y avons laissé des vivres. Et dans une tempête, tous les ports font l’affaire, non ?…
Nul n’avait le cœur à lui répondre.
Au second jour, le flot disparut à l’horizon du nord et le grondement sourd s’estompa, puis s’éteignit. Le sol, sous un mètre de neige, ne vibrait plus. Le monde semblait mort, silencieux et figé. Le blanc avait recouvert le rouge. Quand il ne neigeait pas, le ciel demeurait brumeux, mais il faisait assez clair pour qu’on puisse à nouveau les repérer d’en haut, aussi cessèrent-ils de rouler de jour. La nuit, ils se déplaçaient dans l’obscurité, sans projecteurs, sous les étoiles revenues.
Ann était le plus souvent au volant. Elle ne parla jamais de son instant d’inattention aux autres. Par sa faute, Frank Chalmers était mort. Désespérément, elle se disait parfois quelle pourrait revenir en arrière, changer le cours des choses. Mais il est des fautes qu’on ne corrige jamais.
Certaines nuits, elle avait le sentiment de conduire un corbillard. Nadia et Maya, les veuves, étaient à l’arrière. Et elle avait à présent la certitude que Peter, lui aussi, était mort.
Par deux fois, elle entendit la voix de Frank dans l’intercom. La première fois, il lui demandait de faire demi-tour et de venir à son secours. La seconde, il criait : « Vas-y, idiote ! Roule ! »
Maya tenait le coup. Elle était coriace, en dépit de ses états d’âme. Nadia, qu’Ann avait longtemps jugée la plus dure, gardait le silence la plupart du temps. Sax restait devant son écran. Michel, lui, essayait constamment de rétablir le contact avec ses vieux amis et abandonnait, l’air sombre quand personne ne lui répondait. Simon, comme à l’accoutumée, observait Ann avec inquiétude, même avec une angoisse insupportable. Et elle évitait son regard. Quant au malheureux Kasei, il devait se sentir prisonnier d’un asile de vieillards fous.
La neige emplissait chaque nuit de sa pulsation blanche. Quand elle fondait, elle traçait de nouveaux sillons, creusait de nouveaux lits, et emportait Mars. Mars disparaissait.
Michel s’installait près d’Ann à chaque deuxième quart, cherchant obstinément des traces de la piste perdue.
— Nous nous sommes égarés ? s’inquiéta Maya, un peu avant l’aube.
— Non, c’est seulement que… nous laissons des traces dans la neige. J’ignore combien de temps elles vont persister, ni même si elles sont vraiment visibles, mais si c’est le cas… Il faudra que je parte seul en avant, à pied. Je veux être certain de notre position auparavant. Nous avons mis en place des pierres et des dolmens, et il faut d’abord que j’en trouve. Normalement, ils devraient être visibles à l’horizon. Des rochers plus gros que la normale, des colonnes…
— Ce sera plus facile de les repérer de jour, remarqua Simon.
— C’est vrai. Nous surveillerons tous tour à tour demain et on devrait y arriver. Nous sommes tout près de la zone. Ça ira.
Oui, tout irait bien. Si ce n’est que leurs amis étaient morts. Qu’Ann avait perdu son seul enfant. Que leur monde était foutu, disparu. Quand elle se pencha vers un hublot, à la première lueur de l’aube, Ann tenta de s’imaginer la vie dans un abri secret. Des années sous la terre. Impossible ! Vas-y, idiote ! Fonce ! Roule !
Kasei poussa un cri rauque de triomphe. Trois pierres se dressaient à l’horizon du nord. Comme un reste de Stonehenge. La maison les attendait là-bas, annonça-t-il.
Mais ils devraient d’abord attendre durant toute la journée. Michel se méfiait de plus en plus des satellites et ils prirent quelques heures de sommeil.
Pour Ann, c’était impossible. Elle avait pris sa résolution. Quand ils furent tous endormis, que Michel se mit à ronfler tranquillement, elle se glissa dans son marcheur et s’approcha en silence du sas. Elle se retourna et les regarda tous, l’un après l’autre. Ils étaient épuisés, sales, affamés. Inévitablement, le sas grinça, mais ils avaient tous l’habitude de dormir dans le bruit, avec les ronronnements et les cliquetis du système de survie. Et Ann sortit sans éveiller personne.
Le froid basique de la planète… Elle frissonna et partit vers l’ouest, dans les traces du patrouilleur. Le soleil perçait déjà la brume. La neige tombait toujours, esquissant des puits roses dans la lumière. Elle atteignit le faîte d’un drumlin[42] dont la paroi abrupte était nue. Elle pourrait donc traverser sans laisser de traces. Elle marcha longtemps jusqu’à être gagnée par la fatigue. Il faisait réellement très froid, et la neige ressemblait à de la grêle, sans doute parce que des cristaux s’étaient agglomérés sur des grains de sable. Au bas du drumlin, elle trouva un gros rocher bien pansu et s’assit sous sa protection. Elle coupa l’unité de chauffage de son marcheur et masqua la lampe d’alerte de son bloc de poignet avec de la neige tassée.
Très vite, le froid la gagna. Le ciel était maintenant d’un gris opaque marqué de faibles traces roses. Les flocons se posaient sur sa visière.
Elle ne frissonnait plus. Elle gelait, confortablement, quand une botte heurta violemment son casque. On la remit sur pied si brusquement qu’un tintement résonna dans son crâne. Un casque se pencha jusqu’à heurter le sien. Puis, avec violence, on la jeta sur le sol.
— Hé ! cria-t-elle dans un souffle.
C’est alors qu’on la souleva par les épaules jusqu’à ce qu’elle se retrouve debout. On lui tordit le bras gauche dans le dos. Son assaillant tritura son bloc de poignet, puis la souleva. C’était douloureux, et elle ne pouvait tomber sans avoir le bras cassé. Elle sentait la chaleur de son marcheur se répandre sur sa peau. C’était presque comme une brûlure. À chaque pas, sa tête cognait à l’intérieur de son casque.
L’homme la ramenait droit vers leur patrouilleur, ce qui l’étonna. Il la jeta dans le sas, lui arracha son casque tandis que l’atmosphère se rétablissait. Et elle vit que c’était Simon. Il avait le visage violacé et la secouait en criant et en pleurant.
Simon, son paisible Simon…
— Pourquoi ? Pourquoi tu as fait ça ? Merde, tu fais toujours la même chose ! Il n’y a que toi qui comptes dans ton monde ! Ton monde à toi ! Tu es tellement égoïste !
Simon, son Simon qui ne disait jamais rien, la secouait dans un hurlement de chagrin. Furieux et déchiré, criant et crachant dans le même temps, inondé de larmes. Et, brusquement, la colère monta en elle. Pourquoi n’avait-il jamais fait ça avant ? Quand elle avait tellement besoin de quelqu’un dans sa vie ? Pourquoi se réveillait-il maintenant ? Elle lui frappa la poitrine et il tomba en arrière.
— Laisse-moi ! Laisse-moi seule !