Le plus dur est d’échapper à la Terre.
3
La forme de l’Arès donnait une structure à la réalité. Le vide qui séparait la Terre de Mars commençait à évoquer pour Maya une longue série de cylindres, cintrés à 45 degrés à leur point de jonction. Dans le Torus C, il y avait un couloir d’entraînement, une sorte de course d’obstacles et, à chaque jonction, elle devait ralentir et tendre tous ses muscles face à l’accroissement de pression. Puis, la seconde d’après, elle découvrait l’extrémité du nouveau cylindre. Ce monde commençait à lui paraître bien exigu.
Et c’était sans doute par effet de compensation que ses habitants paraissaient plus grands. Les masques qu’ils avaient portés durant leur séjour dans l’Antarctique continuaient de tomber et ceux qui découvraient chez l’un ou l’autre un trait jusque-là inconnu en éprouvaient un sentiment accru de liberté. Ce qui précipitait l’apparition d’autres caractères cachés. Un dimanche matin, les chrétiens du bord, qui devaient être au nombre d’une dizaine à peu près, célébrèrent Pâques dans le dôme-bulle. Sur Terre, c’était le mois d’avril mais, dans l’Arès, on était au cœur de l’été. Après la messe, ils étaient tous revenus au réfectoire pour le petit déjeuner. Maya, Frank, John, Arkady et Sax étaient ensemble à une table. Les conversations se mêlaient et, dans un premier temps, seuls Maya et Frank entendirent John qui s’adressait à Phyllis Boyle, la géologue qui avait présidé le service de Pâques.
— Je comprends l’idée de l’univers considéré comme un être suprême, et le fait que son énergie constitue ses pensées. C’est un concept séduisant. Mais l’histoire du Christ…
John secoua la tête.
— Tu connais vraiment son histoire ? demanda Phyllis.
— Je suis du Minnesota et j’ai reçu une éducation luthérienne, répliqua vivement John. J’ai suivi les cours jusqu’à ma confirmation et on m’a enfoncé tout ça dans le crâne.
Maya se dit que cela expliquait sans doute le fait qu’il se lançait dans ce genre de conversation. Il avait une expression de dépit qu’elle ne lui avait jamais vue, et elle se pencha un peu plus, tout en lançant un regard à Frank, qui observait sa tasse de café, comme perdu dans un rêve. Mais elle était certaine que lui aussi écoutait.
— Tu dois savoir que les Évangiles ont été écrits des décennies après l’événement, reprit John, par des gens qui n’avaient jamais rencontré le Christ. Et qu’il en existe d’autres, qui révèlent un Christ différent, des Écritures dont la Bible a été expurgée au cours d’un processus politique au IIIe siècle. Donc, le Christ est en vérité une sorte de personnage littéraire, une construction politique. Et nous ne savons rien de l’homme lui-même.
Phyllis secoua la tête.
— Ce n’est pas vrai.
— Mais si, insista John. (Ce qui attira enfin l’attention de Sax et d’Arkady.) Tout cela a été étudié. Le monothéisme est un système de croyance dont on constate l’émergence dans les toutes premières cultures fondées sur le bétail. Leur croyance en un dieu berger unique était fonction de leur dépendance de l’élevage du mouton. La corrélation est exacte et vous pouvez la vérifier dans toutes les études qui ont été faites. Le dieu est toujours mâle, puisque ces sociétés étaient patriarcales. Il existe une sorte d’archéologie, de sociologie des religions, si vous préférez, qui met cela parfaitement en évidence – comment tout s’est édifié et à quels besoins ça correspondait.
Phyllis le dévisagea avec un petit sourire.
— John, je ne vois pas quelle réponse te donner. Après tout, il ne s’agit pas d’histoire. C’est une pure question de foi.
— Parce que tu crois aux miracles du Christ ?
— Peu importe les miracles. Non plus que l’Église et ses dogmes. C’est Jésus qui compte seul.
— Mais il n’est qu’un personnage littéraire, insista John d’un ton arrogant. Comme Sherlock Holmes, ou Tom Mix. Et puis, tu ne m’as pas répondu à propos des miracles.
Phyllis haussa les épaules.
— Je considère comme un miracle la seule existence de l’univers. Et de tout ce qu’il contient. Tu peux nier ça ?
— Évidemment. L’univers existe, un point c’est tout. Pour moi, je définis un miracle comme une action qui rompt avec les lois de la physique.
— Comme de voyager vers d’autres planètes ?…
— Non. Mais réveiller les morts, oui.
— Les docteurs font ça tous les jours.
— Non. Ils ne l’ont jamais fait.
Phyllis avait l’air perplexe.
— John, je ne sais pas quoi te dire. Je suis assez surprise, en fait. Nous ne savons pas tout, et nous serions bien pédants en prétendant le contraire. La création est un mystère. Tu donnes le nom de big bang à un événement, et tu prétends avoir une explication, mais c’est de la fausse logique, de la pensée fourvoyée. Il existe une immense étendue de conscience qui échappe à votre pensée scientifique rationnelle, une étendue plus importante que la science. Et la foi en Dieu en fait partie. Bien sûr, je suppose qu’on peut l’avoir ou non. (Elle se leva.) J’espère que tu la trouveras.
Elle sortit.
Après un instant de silence, John soupira.
— Désolé, les copains. Ça m’arrive encore de piquer ma crise à ce sujet.
— Oui, dès qu’un scientifique se proclame chrétien, fit Sax. Moi, je vis ça comme une opinion esthétique.
— Mais oui, ajouta Frank, le nez dans sa tasse. L’Église du style : est-ce-que-ça-ne-serait-pas-super-de-croire-à-ça ?
— Ils ont le sentiment qu’il nous manque une dimension spirituelle que les générations précédentes avaient, et ils tentent de la retrouver par des moyens semblables, déclara Sax.
Puis il cligna des yeux comme un hibou, comme s’il venait de régler le problème en le définissant.
— Mais ça nous enfonce dans tout un tas d’absurdités ! s’exclama John.
— Non, c’est seulement que tu n’as pas la foi, intervint Frank.
John l’ignora.
— Les gens du labo sont vraiment bornés. Il faut voir Phyllis quand elle fait plancher ses collègues sur leurs données ! Ils se lancent tous dans des discours, des diversions, des critiques, comme s’ils devenaient d’un seul coup complètement différents.
— C’est parce que tu n’as pas la foi ! répéta Frank.
— J’espère ne jamais l’avoir ! Parce que ça ressemble vraiment à un gros coup de marteau sur le crâne !
John se leva pour ramener son plateau à la cuisine. Les autres échangèrent des regards en silence.
Maya se dit que le cours de confirmation religieuse avait été particulièrement mauvais. Il était clair que les autres, pas plus qu’elle, n’avaient pas deviné cet aspect de leur paisible héros. Qui pouvait dire alors ce qu’ils allaient encore apprendre, à propos de lui ou de n’importe qui ?…
Dans tout le vaisseau, on se mit à parler de l’accrochage entre John et Phyllis. Maya ne savait pas qui avait pu répandre la rumeur : John, pas plus que Phyllis, ne semblait disposé à en parler. Puis elle surprit Frank avec Hiroko. Elle riait à ses propos. En passant près d’eux, elle entendit Hiroko :
— Il faut que tu admettes que Phyllis a raison sur ce point-là : nous ne comprenons pas toujours le pourquoi des choses.
Frank lui répondit, semant la discorde entre Phyllis et John. Le christianisme (détail important) demeurait une force majeure en Amérique, comme dans le monde entier. Si l’on venait à savoir sur Terre que John Boone était antichrétien, il aurait des problèmes en retour. Ce qui ne serait pas une mauvaise chose pour Frank. Ils étaient tous médiatisés, mais, en suivant les reportages et les infos, il était clair que certains l’étaient plus que d’autres, ce qui ne faisait qu’accentuer l’image de leur pouvoir apparent, et cela finissait par se traduire dans la réalité du bord, par effet d’association. On trouvait dans ce groupe Vlad et Ursula (qui, soupçonnait Maya, étaient maintenant plus que des amis), Frank, Sax – c’est-à-dire tous ceux qui s’étaient fait connaître bien avant la sélection finale, sans pourtant atteindre à la réputation de John Boone. Le moindre fléchissement d’intérêt des médias sur Terre avait un effet direct sur leur statut au sein de la colonie. C’était ce principe que Frank mettait en œuvre.