Maya dit à Michel Duval :
— Tu ne penses pas que c’est plutôt néfaste de nous considérer tous comme des menteurs ?
Il haussa les épaules.
— C’était quand même plus sain d’en parler. Parce que nous savons désormais que nous nous ressemblons plus que nous le pensions. Personne ne pensera plus qu’il lui a fallu user de malhonnêteté pour participer à la mission.
— Et toi ? fit Arkady. Tu t’es réellement présenté comme le plus rationnel et le plus équilibré des psychologues ? À cacher cet esprit étrange que nous avons tous appris à apprécier et à aimer ?
— Arkady, tu es un expert en esprits étranges, fit Michel avec un sourire.
À cet instant, ceux qui n’avaient pas quitté les écrans des yeux annoncèrent que les radiations diminuaient. Un moment encore, et elles revinrent presque à la normale.
Quelqu’un remit la Symphonie pastorale à l’intervention des cors d’harmonie, dans le dernier mouvement. « Le Bonheur et la Reconnaissance après la Tempête », dit une voix dans le circuit général.
Ils quittèrent l’abri et se dispersèrent dans tout le vaisseau comme du pollen porté par le vent, accompagnés par la célèbre mélodie dont les accents résonnaient dans toutes les coursives.
Ils découvrirent que les systèmes renforcés avaient résisté et qu’ils étaient intacts. Les parois de la ferme et du biome forestier avaient protégé en grande partie les plantations. Certaines étaient mortes, et ils estimèrent que toute la prochaine récolte serait inconsommable. Mais les stocks de semences n’avaient pas été atteints. Quant aux animaux, ils ne seraient pas consommables mais pourraient néanmoins assurer une nouvelle génération. Les pertes les plus tristes étaient les oiseaux chanteurs de la cantine D qu’ils retrouvèrent tous morts.
Pour l’équipage, les estimations atteignaient un maximum de 6 rems. Pour trois heures, c’était excessif, mais ç’aurait pu être plus grave, car l’extérieur du vaisseau avait encaissé une dose léthale de 140 rems.
Six mois bouclés dans un hôtel, sans pouvoir jamais faire un tour dehors. Dans le vaisseau, c’était la fin de l’été, et les jours étaient longs. Ils allaient tous pieds nus, entre les parois et les plafonds où le vert dominait. Leurs conversations paisibles étaient à peine audibles dans le bourdonnement des machines et des ventilateurs. Le vaisseau semblait vide depuis que des secteurs entiers avaient été abandonnés : l’équipage se préparait. De petits groupes occupaient les coursives des Torus B et D. Ils bavardaient. Maya constatait que les conversations s’interrompaient parfois quand elle arrivait, et, bien sûr, elle était perturbée. Elle avait du mal à s’endormir comme à se réveiller. Son travail la rendait nerveuse. Les ingénieurs ne pouvaient qu’attendre, et les exercices de simulation étaient devenus insupportables. Elle mesurait difficilement le temps. Elle trébuchait souvent. Elle avait consulté Vlad, qui lui avait recommandé une surhydratation, plus d’exercices physiques, course et natation.
Hiroko, quant à elle, lui avait conseillé de passer plus de temps dans la ferme. Elle lui obéit et consacra des heures à désherber, à récolter, tailler, arroser, et même à parler aux feuillages, assise seule sur un banc. Une évasion. Les locaux de la ferme étaient vastes et leurs parois arrondies diffusaient des rais de soleil éblouissants.
Depuis la tempête solaire, les nouvelles plantations croissaient rapidement sur les différents niveaux de culture.
L’espace potager de la ferme n’était pas suffisant pour alimenter tout l’équipage, mais Hiroko se battait en permanence pour investir les secteurs de stockage dès qu’ils étaient libérés. Le blé bonsaï, le riz, le soja et l’orge poussaient dans les bacs. À l’étage supérieur, on trouvait les légumes cultivés en hydroponique, et les énormes vasques d’algues vertes ou jaunes destinées à la régulation des échanges gazeux.
Certains jours, Maya ne faisait rien, sinon observer les travaux de l’équipe de la ferme. Hiroko et son assistante Iwao travaillaient sans cesse sur l’optimisation de leur système de support bio-vital. Elles disposaient d’une équipe de volontaires réguliers : Raul, Rya, Gene, Evgenia, Andréa, Roger, Ellen, Bob et Sacha. Il s’agissait de faire jouer le facteur K représentant l’enclos même. Ainsi, l’équation pour chaque substance recyclée était :
K = I – e / E
E étant le taux de consommation du système, e le taux de l’enclos (incomplet), et I une constante pour laquelle Hiroko, plus avant dans sa carrière, avait défini une valeur corrigée. L’objectif, K = I – 1, était irréalisable, mais le jeu favori des biologistes de la ferme était de tenter des approches asymptotiques et, au-delà, d’étendre l’équation à leur éventuelle existence sur Mars. Les conversations pouvaient donc s’étendre sur des jours et des jours, pour se perdre dans des spirales complexes que nul ne comprenait vraiment.
Pour l’essentiel, l’équipe de la ferme était déjà lancée dans son véritable travail, que Maya leur enviait, car elle en avait vraiment assez des simulations !
Pour elle, Hiroko était une énigme. Distante et grave, elle semblait constamment absorbée par son travail, et son équipe l’entourait toujours, comme si elle était la souveraine d’un royaume qui n’avait rien à voir avec le reste du vaisseau. Maya n’aimait pas ça, mais elle ne pouvait rien y faire. Et puis, il y avait dans l’attitude d’Hiroko quelque chose de rassurant.
C’était un simple fait : la ferme était un lieu à part dans le vaisseau, et son équipe était aussi à part. Et Maya pourrait s’en servir pour contrebalancer l’influence de John et d’Arkady.
Puis elle avait cessé de s’inquiéter de cette situation de royaume indépendant. À vrai dire, elle retrouvait les gens de la ferme de plus en plus fréquemment. Parfois, à la fin d’une période de travail, il lui arrivait de rejoindre l’équipe de la ferme dans le moyeu pour jouer à un jeu qu’ils appelaient le saut de tunnel. En bas du puits central, les joints des cylindres avaient été élargis pour correspondre au diamètre exact des cylindres eux-mêmes, ce qui avait formé un tube lisse. On y avait installé des rampes afin de faciliter des déplacements rapides, mais la règle du saut de tunnel était de se jeter depuis l’écoutille de l’abri antitempête pour tenter d’atteindre le dôme-bulle, à cinq cents mètres de là, sans se toucher la paroi ni les rampes. Dans la pratique, les forces de Coriolis[5] rendaient cela presque impossible, et celui ou celle qui atteignait le milieu du tube était certain de gagner la partie. Mais, un certain jour, Hiroko vint s’assurer de la pousse expérimentale des plants dans le dôme-bulle. Elle salua les joueurs, s’accroupit au bord de l’écoutille de l’abri et sauta. Lentement, elle remonta tout le tube en se mettant en rotation, avant de tendre la main pour se bloquer sur l’écoutille du dôme.
Les autres la regardèrent, ahuris.
— Hé ! lança enfin Rya. Comment as-tu fait ça ?
— Quoi, « ça » ?
Ils lui expliquèrent alors leur jeu. Elle sourit et Maya, tout à coup, fut persuadée qu’Hiroko connaissait déjà les règles.
5
Gaspard de Coriolis, physicien français (1792–1843), a apporté une contribution énorme dans son domaine, en définissant par exemple le système des vents, cyclones et ouragans sur Terre par rapport à la rotation planétaire et à l’équateur. Il fut le premier à fixer les lois modernes de la cinétique et à définir l’énergie cinétique d’un objet comme égale à la moitié de sa masse multipliée par le carré de sa vitesse.