Les capteurs leur apprirent que la température du bouclier thermique principal avait enregistré jusqu’à 600 degrés Kelvin.
Puis la vibration cessa et le grondement s’éteignit. Ils avaient quitté l’atmosphère après avoir glissé sur un quart de la planète. Leur vitesse avait diminué jusqu’à 20 000 kilomètres à l’heure, la température du bouclier était remontée jusqu’à 710 degrés, à la limite du seuil de résistance. Mais la méthode s’était révélée efficace. Tout était calme. Ils flottaient à nouveau en apesanteur, maintenus par leurs harnais.
Tout était silencieux à bord.
Ils débouclèrent leurs ceinturons avec des gestes hésitants, dérivèrent comme des fantômes dans l’air frais des salles, le souvenir du grondement toujours présent, qui rendait le silence plus intense, plus épais. Et ils se mirent à parler trop fort, chacun serrant les mains de ses voisins. Maya éprouvait un vertige, elle ne comprenait pas très bien ce que les autres lui disaient, non parce qu’elle ne les entendait pas, mais parce qu’elle ne leur prêtait pas réellement attention.
Douze heures plus tard, leur nouvelle trajectoire les amena en périastre à 35 000 kilomètres de la surface. Là, ils déclenchèrent les fusées principales pour une brève poussée et leur vitesse augmenta d’une centaine de kilomètres à l’heure. Après quoi, ils furent attirés de nouveau vers Mars selon une ellipse qui allait les amener à cinq cents kilomètres d’altitude. Ils étaient maintenant en orbite martienne.
Chaque orbite elliptique durait environ un jour. Dans les deux mois qui suivraient, les ordinateurs contrôleraient les mises à feu qui, peu à peu, placeraient l’Arès en orbite circulaire autour de Phobos. Mais les équipes de débarquement devraient auparavant descendre vers la surface en profitant de la proximité du périgée.
Ils ramenèrent les boucliers thermiques en position de stockage et montèrent jusqu’au dôme-bulle afin d’avoir une vue panoramique.
Au périgée, Mars emplissait la plus grande partie du ciel, et ils eurent le sentiment de survoler la planète dans un jet. On distinguait les fonds de Vallès Marineris, et les sommets des quatre grands volcans se détachaient comme d’immenses pics qui se dressaient au-dessus du paysage bien avant que celui-ci ne se déploie. Il y avait des cratères sur toute la surface, remplis de sable orange vif, un peu plus pâle cependant que celui qui couvrait le paysage. De la poussière, sans doute.
Les chaînes de montagnes raboteuses, usées, se dessinaient en plus sombre, en plis de rouille sur fond d’ombres noires. Mais ces teintes claires ou sombres n’étaient qu’à une tonalité de la couleur omniprésente, le rouge orangé rouillé de chaque pic, cratère, canyon ou dune qui se déployait jusque dans l’atmosphère poussiéreuse, loin au-dessus du croissant visible.
Mars la rouge ! Pétrifiante, hypnotisante.
Ils passaient de longues heures à travailler mais, au moins, c’était un travail réel. Ils devaient démanteler une partie du vaisseau. La partie principale serait placée en orbite de proximité autour de Phobos. Elle servirait de véhicule d’évacuation en cas d’urgence. Mais vingt réservoirs à la périphérie du puits du moyeu central devaient simplement être détachés de l’Arès et reconvertis en véhicules d’atterrissage. Les colons se poseraient sur Mars par groupes de cinq.
Le premier atterrisseur entamerait sa descente dès qu’il serait découplé et prêt, aussi travaillaient-ils vingt-quatre heures sur vingt-quatre en se relayant, la plupart du temps à l’extérieur du vaisseau.
Lorsqu’ils se retrouvaient au réfectoire, épuisés et affamés, les conversations se déchaînaient : l’ennui du voyage semblait oublié.
Une nuit, Maya traversa en flottant la salle de bains, prête à retrouver son lit. Depuis des mois, elle n’avait jamais eu les muscles aussi engourdis. Autour d’elle, Nadia, Sacha et Yeli Zudov bavardaient, et leurs phrases volubiles et chaleureuses lui firent prendre conscience que tous étaient heureux – ils vivaient les ultimes moments de leur attente, une attente qu’ils avaient entretenue au fond de leur cœur durant la moitié de leur vie, ou peut-être depuis l’enfance –, car ce qu’ils avaient attendu était maintenant sous eux, comme dessiné par un enfant, comme un yoyo qui montait puis descendait. Mars : un immense potentiel, un tableau rouillé et vide. Tout était désormais possible, tout pouvait leur arriver et, durant ces derniers jours, ils étaient absolument libres. Libérés du passé comme de l’avenir, ils flottaient dans l’air tiède comme des esprits prêts à renaître sur un nouveau monde matériel…
Dans le miroir, Maya fit la grimace tandis qu’elle se brossait les dents, et elle saisit une rampe pour stabiliser sa position. Elle se dit que jamais plus ils ne seraient aussi heureux. La beauté était la promesse du bonheur, et non pas le bonheur lui-même. Et le monde que l’on espérait était souvent plus riche que toute la réalité. Mais, cette fois, qui pouvait savoir ? Cette fois, c’était peut-être l’Eldorado.
Elle se détacha de la rampe, recracha son dentifrice dans un sac, et flotta à reculons dans la coursive. Quoi qu’il advienne, ils avaient atteint leur objectif. Ils avaient au moins gagné la chance d’essayer.
En démantelant l’Arès, ils étaient nombreux à éprouver un sentiment bizarre. John remarqua que c’était comme de démonter une ville, d’éparpiller ses immeubles dans la campagne environnante. C’était leur ville jusqu’alors. Sous l’œil géant de Mars, les désaccords devenaient plus vifs, car il était évident que la situation était critique et qu’il ne leur restait guère de temps. Les gens discutaient, dans l’espace ou à l’intérieur. Il y avait combien de petits groupes, maintenant, qui tenaient chacun conseil séparément ?… Comment ce bref moment de bonheur avait-il pu fondre ainsi ? Maya considérait qu’Arkady était le principal responsable. C’était lui qui avait ouvert la boîte de Pandore. Sans ses discours, le groupe de la ferme se serait-il autant resserré autour d’Hiroko ? Et l’équipe médicale aurait-elle tenu toutes ces réunions secrètes ? Maya en doutait.
Avec Frank, elle s’activait à amoindrir les différences, à forger un consensus, pour donner à tous le sentiment qu’ils ne formaient qu’une seule et unique équipe.
Ce qui impliquait de longues conférences avec Phyllis et Arkady, Ann et Sax, avec Houston et Baïkonour.
Dans le processus, une relation nouvelle se développa entre les deux chefs, plus complexe encore que leurs rencontres dans le parc, mais qui en faisait quand même partie.
Maya découvrait, dans les sarcasmes de Frank, des touches de ressentiment : il avait été marqué par l’incident, plus qu’elle.
La mission Phobos fut confiée à Arkady et à ses amis, bien sûr, principalement parce que personne d’autre n’en voulait. Tous ceux qui avaient demandé à participer à l’exploration géologique avaient reçu l’assurance qu’ils auraient un poste. Phyllis et Mary, ainsi que les autres membres du « groupe Houston », avaient été rassurées : la construction du camp de base obéirait aux plans de Houston. Ils avaient l’intention de travailler sur place afin que tout se déroule correctement.
— Bien, bien, parfait, grommela Frank à l’issue d’une des réunions. Nous allons donc tous être sur Mars. Alors, pourquoi se battre sur ce que nous devons faire ?
— C’est la vie, lança Arkady d’un ton enjoué. Sur Mars et partout, c’est comme ça.
Frank avait les mâchoires crispées.
— Je suis ici pour échapper à ce genre de chose !
Arkady secoua la tête.
— Mais non, bien sûr que non ! C’est ta vie, Frank. Qu’est-ce que tu deviendrais sans ça ?