Personne ne trouva rien à rétorquer. Arkady, quand il était lancé, ne rencontrait guère d’opposition. Ceux qui avaient à redire avaient besoin d’un temps de réflexion. Quant aux autres, ils étaient tout simplement mécontents, mais ils ne tenaient pas à provoquer un esclandre à la fin de ce dîner qui était en quelque sorte une fête. Mieux valait porter un toast : À Mars ! À Mars !
Mais, tandis qu’ils dérivaient autour du dessert, Phyllis déclara avec dépit :
— Il faut d’abord survivre. Si nous commençons avec des dissensions comme celle-là, quelles chances aurons-nous ?
Michel Duval fit une tentative pour la rassurer.
— Tu sais bien que la plupart de ces désagréments sont dus au voyage. Une fois sur Mars, la fusion se refera naturellement. Et nous disposerons d’autres ressources en dehors de ce que nous avons amené avec l’Arès : tout ce que les atterrisseurs ont déjà apporté : du matériel, des vivres, autant à la surface de Mars que sur les lunes. Tout ça nous attend. L’unique limite, c’est notre courage. Notre voyage faisait partie de l’épreuve : une sorte de test, de préparation. Et si nous échouons là, nous ne réussirons pas sur Mars.
— C’est exactement ce que je pense ! lança Phyllis. Nous sommes en train de tout rater !
Sax se leva, l’air excédé, et partit en direction de la cuisine. Tout en débarrassant son plateau, il soupira :
— Les gens sont tellement émotifs. J’ai souvent l’impression de répéter pour la dix millième fois Huis clos.
— Cette pièce dont personne ne peut sortir ?
Il acquiesça.
— « L’Enfer, c’est les autres. » J’espère que Jean-Paul Sartre avait tort.
Quelques jours plus tard, les atterrisseurs furent prêts. Ils allaient être largués sur une période de cinq jours et seul l’équipage de Phobos resterait dans ce qui subsistait de l’Arès, pour se placer sur orbite basse.
Arkady, Alex, Dmitri, Roger, Samantha, Edvard, Janet, Raul, Marina, Tatiana et Elena leur dirent au revoir : ils étaient tous déjà absorbés par leurs diverses tâches et jurèrent qu’ils descendraient faire un tour sur Mars dès que la station de Phobos serait achevée.
Dans les quelques heures de nuit précédant la descente, Maya ne parvint pas à trouver le sommeil. Elle finit par renoncer, et suivit les coursives et les salles jusqu’au moyeu du vaisseau.
Tous les objets avaient des contours plus vifs, tout était différent, modifié, paré pour le départ. Ils avaient déjà quitté l’Arès.
Elle regarda une dernière fois autour d’elle, vide de toute émotion. Puis elle s’inséra dans le véhicule atterrisseur qu’on lui avait assigné : mieux valait attendre ici. Elle se glissa dans sa tenue spatiale avec le sentiment que, le moment venu, elle croirait encore à une simulation.
Et elle se demanda si elle arriverait un jour à vaincre cette pensée, par le simple fait de se trouver sur Mars. Ça en valait la peine : elle aurait enfin une sensation de réalité ! Elle s’installa dans son siège.
Après plusieurs heures d’insomnie, elle fut rejointe par Sax, Vlad, Nadia et Ann.
Ses compagnons se sanglèrent et, ensemble, ils répondirent au check-out. Le compte à rebours commença, on abaissa les leviers. Les fusées se déclenchèrent et l’atterrisseur s’éloigna de l’Arès. Une nouvelle mise à feu, et ils descendirent vers la planète.
Ils touchèrent la couche externe de l’atmosphère et le ciel coloré de Mars envahit tout le trapézoïde de leur unique hublot.
Maya leva les yeux, secouée par la vibration. Elle se sentait tendue, malheureuse, les idées fixées sur tout ce qu’elle laissait derrière elle, sur ceux qui étaient encore à bord de l’Arès. Et elle eut le sentiment qu’ils avaient échoué, qu’ils quittaient un groupe en plein désarroi.
Leur meilleure chance de créer un certain accord était passée. Ils n’avaient pas réussi. Ce flash de bonheur qu’elle avait éprouvé dans la salle de bains n’avait été, justement, qu’un flash. Elle avait échoué. Ils allaient suivre des chemins séparés, des croyances opposées.
Après deux années de vie carcérale, tout comme n’importe quel autre groupe humain, ils restaient un assortiment d’étrangers.
Les dés étaient jetés.
TROISIÈME PARTIE
Le creuset
1
Elle s’était formée en même temps que le reste du système solaire, il y avait environ cinq milliards d’années. Ce qui représentait quinze millions de générations humaines. Des rochers étaient d’abord entrés en collision, avant de se rassembler, à cause de cette force mystérieuse que nous appelons la gravité. C’est par ce même processus de chaîne dans la trame des choses que les rochers, quand ils furent suffisamment nombreux, s’effondrèrent vers un point central jusqu’à ce que la pression fasse fondre la roche. Mars est une petite planète, dont le noyau central est composé de ferronickel. Suffisamment petite pour que ses entrailles aient refroidi plus vite que celles de la Terre. La rotation du noyau ne diffère plus de celle de la croûte, et Mars est pratiquement dépourvue de champ magnétique. Elle n’a plus de dynamo. Mais l’un des derniers flux du noyau en fusion et du manteau s’est présenté sous la forme d’un renflement anormal qui a exercé une pression sur la paroi de la croûte pour former un continent surélevé de onze kilomètres, un continent trois fois plus haut que le plateau tibétain de la Terre par rapport aux régions environnantes.
Cette protubérance a suscité l’apparition de nombreuses autres particularités : un réseau de fractures radiales couvrant tout un hémisphère, y compris la faille la plus profonde, celle de Vallès Marineris, un entrelacs de canyons qui aurait couvert les États-Unis d’une côte à l’autre. La surrection a provoqué aussi la naissance d’un grand nombre de volcans, dont les trois principaux culminent sur son arête : Ascraeus Mons, Pavonis Mons, Arsia Mons, et, à l’extrémité nord-ouest, Olympus Mons, la plus haute montagne du système solaire, trois fois plus élevée que l’Everest, avec trois cents fois la masse du Mauna Loa, le plus grand volcan de la Terre.
La Bosse de Tharsis a donc été le facteur déterminant de la configuration de la surface de Mars, le second étant une chute de météores. Durant l’Age noachien, il y a trois ou quatre milliards d’années, des météores ont frappé Mars à un rythme terrible, par millions. Certains d’entre eux étaient de taille planétaire, comme Véga ou Phobos. L’un de ces météores a laissé Hellas Planitia, 2 000 kilomètres de diamètre, le cratère le plus vaste du système solaire, quoique Daedalia Planum semble être dû à un impact de 4 500 kilomètres de diamètre. Ce sont deux sites de très grande taille, mais il se trouve des aréologistes pour penser que tout l’hémisphère nord de Mars n’est qu’un seul et immense bassin provoqué par un ancien impact météoritique.
Ces impacts gigantesques ont provoqué des explosions cataclysmiques difficiles à imaginer. Des déjections ont atteint la Terre comme la Lune, et même les astéroïdes sur orbite troyenne. Certains aréologues considèrent que Tharsis Montes a été formé par l’impact d’Hellas. D’autres pensent que Phobos et Deimos sont des déjections de Mars. Et cela ne prend en compte que les impacts les plus importants.