Il cessa de respirer. Il serra les dents et sentit ses molaires se bloquer. Il poussa si fort contre le film de plastique qu’il atteignit la membrane externe, ce qui impliquait qu’une partie de sa colère serait ainsi captée et stockée sous forme d’électricité dans le circuit urbain. Ce polymère était d’une nature particulière : les atomes de carbone y étaient liés à ceux d’hydrogène et de fluor de telle façon que la matière était plus piézoélectrique qu’un cristal de quartz. Il suffisait de modifier un seul des trois éléments pour tout changer : par exemple, en remplaçant le fluor par le chlore, on obtenait une enveloppe de saran[2].
Frank garda le regard fixé un instant sur sa main, puis sur les deux membranes collées l’une à l’autre. Sans lui, elles n’étaient rien.
Il alla perdre sa colère parmi les ruelles de la ville.
Agglutinés sur une plazza comme des moules sur un rocher, un groupe d’Arabes buvait du café. Les Arabes étaient arrivés sur Mars seulement dix ans auparavant et, déjà, ils constituaient une communauté avec laquelle on devait compter. Ils avaient de l’argent et avaient fait alliance avec les Suisses pour édifier de nombreuses villes, y compris celle-ci. Et ils se sentaient bien sur Mars. Comme le disaient les Saoudiens : « C’est comme un jour froid dans le Quart Vide[3]. » La ressemblance était telle que des mots arabes s’infiltraient de plus en plus rapidement dans l’anglais courant, parce que les Arabes avaient un vocabulaire plus riche pour ce type de paysage. Akaba pour les pentes abruptes des volcans, badia pour les plus vastes dunes, nefuds pour le sable dense, seyl pour le lit des fleuves asséchés vieux de milliards d’années… Les gens disaient souvent qu’ils allaient finir par adopter l’arabe.
Frank avait passé une bonne partie de son temps avec les Arabes, et ceux qui se pressaient sur la plazza furent heureux de le voir.
— Salaam aleyk ! lui dirent-ils.
Et il répondit :
— Marhabba !
Ils lui souriaient, dents blanches sous la moustache noire.
Comme d’ordinaire, il n’y avait là que des hommes. Les plus jeunes le précédèrent vers une table centrale autour de laquelle étaient assis les anciens, au nombre desquels son ami Zeyk.
Ce fut lui qui lui annonça :
— Cette place va s’appeler Hajr el-kra Meshab : la place de granit rouge de la cité.
Il montrait les dalles. Frank acquiesça tout en lui demandant de quel genre de roche il s’agissait exactement. Il s’exprima en arabe aussi longuement qu’il le put, jusqu’à ce que des rires s’élèvent. Puis il s’assit devant la table, comme les autres, et se détendit.
Il avait le sentiment qu’il aurait pu aussi bien se trouver au Caire ou à Damas, baigné du parfum d’une eau de Cologne raffinée.
Il examina les visages de ses compagnons. Oui, leur culture était étrangère, cela ne faisait pas le moindre doute. Ils n’avaient pas l’intention d’en changer parce qu’ils étaient sur Mars, et ils apportaient un démenti absolu à la vision de John Boone. Leurs concepts étaient en désaccord absolu avec ceux des Occidentaux. Par exemple, ils ne toléraient pas la séparation de l’Église et de l’État, ce qui rendait impossible leur adhésion aux bases du gouvernement de Mars telles que les définissaient les Occidentaux. Et ils obéissaient tellement aux lois patriarcales que l’on disait que certaines de leurs femmes étaient illettrées. Des illettrés sur Mars ! Ça, c’était un signe avertisseur. Et, bien sûr, la plupart de ces hommes avaient l’expression dure que Frank associait au machisme. Ils oppressaient à tel point leurs femmes, et si cruellement, qu’elles ripostaient comme elles pouvaient, terrorisant leurs fils qui, à leur tour, terrorisaient leurs femmes, et ainsi de suite, en une mortelle spirale d’amour inversé en haine sexuelle.
En un sens, ils étaient tous fous.
C’est pour cette raison que Frank Chalmers les aimait. Et ils lui seraient certainement bientôt utiles, parce qu’ils formaient un nouvel enjeu de pouvoir. Machiavel l’avait dit : « Défendez toujours le nouvel ami faible afin d’affaiblir les anciens amis forts. » Aussi accepta-t-il une tasse de café et, peu à peu, poliment, ils revinrent à l’anglais.
— Qu’est-ce que vous avez pensé des discours ? demanda-t-il, le regard rivé sur la boue noirâtre au fond de sa tasse.
— John Boone n’a pas changé, répondit le vieux Zeyk. (Les autres ricanèrent avec colère.) Quand il déclare que nous allons constituer une culture martienne indigène, il veut seulement dire par là que certaines cultures d’origine terrienne seront promues, et les autres repoussées. Et tous ceux qui sont perçus comme régressifs seront isolés et détruits. C’est le concept d’Ataturk.
— Il considère que tous ceux qui se trouvent sur Mars devraient devenir américains, appuya un nommé Nejm.
— Pourquoi pas ? fit Zeyk avec un sourire. C’est bien ce qui s’est passé sur Terre.
— Non, protesta Frank. Il ne faut pas mal interpréter ce qu’a dit Boone. Les gens prétendent qu’il ne pense qu’à lui, mais…
— C’est pourtant exactement ça ! lança Nejm. Il vit dans une galerie de miroirs ! Il pense que nous ne sommes venus sur Mars que pour y établir une bonne vieille super-culture américaine, et que tout le monde sera d’accord parce que c’est le plan de John Boone !
— C’est vrai, dit Zeyk. Il ne comprend pas que d’autres gens puissent avoir d’autres opinions.
— Ce n’est pas ça, dit Frank. C’est juste parce qu’il sait qu’elles ne sont pas aussi bien fondées que les siennes.
Ce qui provoqua des rires. Mais, chez les plus jeunes, ces rires avaient une résonance amère. Ils étaient tous convaincus que, avant leur arrivée, Boone avait fait secrètement campagne auprès de l’ONU contre l’installation de colonies arabes sur Mars. Frank encourageait leur idée, qui n’était pas loin de la vérité : John détestait toute idéologie qui pouvait se mettre en travers de ses objectifs. Il voulait que tous ceux qui débarquaient se présentent avec une ardoise vierge.
Mais les Arabes, pour leur part, pensaient qu’il les détestait tout particulièrement. Le jeune Selim el-Hayil ouvrit la bouche, mais Frank lui lança un bref regard d’avertissement. Selim se figea, avant de plisser les lèvres d’un air irrité.
— Ma foi, dit Frank, ça n’est pas si méchant. Quoique, à dire vrai, je l’aie entendu dire qu’il aurait été préférable que les Américains et les Russes revendiquent la propriété de la planète avant même d’y débarquer, comme les explorateurs d’autrefois.
Cette fois, les rires furent plus brefs et moins joyeux. Et Selim ploya les épaules comme s’il venait de recevoir un coup. Frank sourit et leva les mains.
— Mais tout cela ne rime à rien, car que peut-il bien faire ?
Le vieux Zeyk haussa les sourcils.
— Sur ce point, les opinions diffèrent.
Chalmers se leva et rencontra brièvement le regard insistant de Selim. Puis il descendit la rue, l’une de ces allées étroites qui reliaient les sept principaux boulevards de la ville. Elles étaient souvent revêtues de graviers ou d’herbe, mais, là, il foulait un béton brut et blond. Il ralentit le pas en approchant d’une porte cochère et risqua un regard dans un atelier de cordonnier fermé. Il entrevit son reflet déformé sur une paire de bottes de marche bien astiquées.
Les opinions différaient. Oui, bien des gens avaient sous-estimé John Boone – y compris Chalmers lui-même, très souvent. Il lui revint une image de John à la Maison-Blanche, radieux de conviction, ses cheveux blonds désordonnés volant dans le vent. Il était illuminé par le soleil qui filtrait par les fenêtres du Bureau ovale. Il agitait les mains tout en arpentant la pièce. Il parlait au président qui hochait la tête, sous le regard des conseillers qui se demandaient comment coopérer au mieux avec ce charisme électrisant. Ça, on pouvait dire qu’ils avaient été gonflés et très chauds dans ces années-là, Chalmers et Boone. Frank avec ses idées, et John à la pointe du combat, emporté par un élan que nul, pratiquement, n’aurait pu stopper : ç’aurait été un réel déraillement.
2
Résine thermoplastique obtenue à partir des composants du vinyl, utilisée pour les films d’emballage, la confection de liens, etc. Marque déposée hors des USA.