Выбрать главу

Un autre reflet se dessina sur les bottes. Celui du visage de Selim el-Hayil.

— Est-ce que c’est vrai ?

— Quoi donc ? répliqua Frank, irrité.

— Que Boone est anti-arabe ?

— Qu’est-ce que tu en penses, toi ?

— Est-ce qu’il n’a pas été l’un des premiers à s’opposer à la construction de la mosquée sur Phobos ?

— C’est un homme de pouvoir.

Une expression de colère déforma le visage du jeune Saoudien.

— C’est l’homme le plus puissant sur Mars, et il en veut encore plus ! Il veut être roi !

Selim ferma le poing et frappa la paume de son autre main. Il était plus svelte que les autres Arabes, les membres graciles, et, sous sa moustache, sa bouche était petite.

— On va bientôt voter pour le traité de renouvellement, dit Frank. Et la coalition de Boone me court-circuite. (Il serra les dents.) J’ignore tout de leurs plans, mais je vais essayer d’en savoir plus dès ce soir. Tu peux déjà en avoir une certaine idée. Il va s’appuyer sur l’Occident, c’est certain. Il est possible qu’il refuse d’approuver un nouveau traité qui n’apporterait pas la garantie que tous les nouveaux comptoirs seront fondés sur les accords du traité initial. (Selim frissonna et Frank continua.) C’est ce qu’il vise, et il est très possible qu’il l’obtienne, parce que sa nouvelle coalition lui donne plus de pouvoir que jamais. Ce qui pourrait empêcher les non-signataires de fonder d’autres comptoirs. Vous deviendriez alors des consultants scientifiques. À moins qu’on ne vous renvoie.

Le reflet de Selim dans la vitrine se changea en un masque de fureur.

— Batal, batal, marmonna-t-il.

Ce qui signifiait : très mauvais, très mauvais. Ses mains se crispèrent comme si elles échappaient à son contrôle, et il déversa dans un long balbutiement tout un flot de paroles à propos du Coran, de Camus, de Persépolis, ou du trône du Paon.

— Les bavardages ne servent à rien, le coupa durement Chalmers. À un certain stade, seuls les actes comptent.

Ce qui calma le jeune Arabe, qui ajouta pourtant :

— Je n’en suis pas certain.

Frank lui tapota le bras.

— C’est de ton peuple dont nous parlons. Et de cette planète.

Les lèvres de Selim disparurent sous sa moustache. Un instant passa et il dit enfin :

— C’est vrai.

Frank n’ajouta rien. Ils restèrent silencieux, côte à côte, face à la vitrine, comme s’ils choisissaient les bottes qu’ils allaient acheter.

Enfin, Frank leva la main.

— Je vais aller revoir Boone et lui parler. Ce soir même. Car il s’en va demain. Je vais essayer de le raisonner, bien que je doute que cela ait un quelconque résultat. Pas plus qu’auparavant. Mais je vais quand même essayer… Et ensuite, il faudra que nous nous réunissions.

— Oui.

— Dans le parc, sur l’allée la plus au sud. Disons vers onze heures.

Selim acquiesça.

Chalmers le transperça du regard et ajouta d’un ton brusque :

— Ça ne sert à rien de bavarder.

Puis il s’éloigna.

Chalmers arriva sur un autre boulevard, encombré de gens amassés devant des bars ouverts ou des kiosques qui vendaient du couscous ou des saucisses. Des Arabes et des Suisses… Étrange combinaison, mais qui fonctionnait bien.

Devant la porte d’un appartement, quelques Suisses distribuaient des masques. Ils semblaient fêter Mardi-Gras, ou Fassnacht comme ils disaient, avec tout ce que cela comportait : musique, déguisements, transgression des conventions sociales, tomme à Bâle, Zurich ou Lucerne pendant les folles nuits de lévrier… Sur un coup de tête, Frank se mit à la queue. Il éclata de rire en choisissant un masque, un visage noir garni de fausses perles rouges. Il le mit.

Une file sinueuse de célébrants masqués descendait le boulevard, saouls, excités, déchaînés. Au carrefour, le boulevard débouchait sur une petite place où d’une fontaine jaillissait de l’eau couleur de soleil. Autour de la fontaine un orchestre martelait un rythme de calypso. Des gens se rassemblaient autour, dansant et sautillant au son de la grosse caisse. Cent mètres au-dessus, une ouverture dans l’armature de la tente laissait entrer de l’air froid, si froid que de petits flocons de neige se formaient, scintillant dans la lumière comme des fragments de mica. Puis des feux d’artifice pétaradaient juste en dessous, et les étincelles colorées se mélangeaient aux flocons de neige.

C’était au crépuscule, plus qu’à n’importe autre instant du jour, qu’ils avaient vraiment le sentiment d’être sur une planète étrangère. Il y avait quelque chose, dans les rais obliques et rougeâtres du soleil, qui ne correspondait à rien de ce qu’ils avaient connu, qui dérangeait les notions acquises par leur cerveau de savane, durant des millions d’années. Ce soir, le phénomène s’habillait de tons particulièrement criards et troublants. C’est dans cette clarté que Frank se dirigeait vers l’enceinte de la ville.

La plaine, au sud, était jonchée de rochers qui projetaient de longues ombres d’un noir d’encre. Il s’arrêta sous l’arcade de béton de la porte. Là, il n’y avait personne. Pendant les festivals tels que celui-ci, les portes restaient fermées, pour éviter à ceux qui avaient trop bu de se risquer à l’extérieur. Mais Frank s’était procuré le code d’urgence du jour auprès du service d’incendie informatisé le matin même et, dès qu’il fut certain que personne ne pouvait le surprendre, il tapa le code et se précipita dans le sas. Il revêtit rapidement un scaphandre, prit des bottes et un casque, et franchit les deux autres portes.

Dehors, il faisait froid, comme toujours. Le revêtement thermique à quartz entrait déjà en action. Il s’avança, broyant sous ses bottes des fragments de béton, puis de croûte ferrugineuse. Le sable déferlait vers l’est, poussé par le vent.

Il promena un regard sombre autour de lui. Partout, des rochers. Une planète qui avait été pilonnée des milliards de fois. Et sur laquelle les météores pleuvaient encore. Un jour, une des villes serait touchée. Il se retourna vers Nicosia. Dans le crépuscule, elle brillait comme un aquarium. Il n’y aurait aucun signe avertisseur, et tout volerait en éclats : les murs, les véhicules, les êtres humains, les arbres. Les Aztèques croyaient que le monde pouvait finir de quatre façons différentes : par un séisme, par le feu, par l’eau, ou par une pluie de jaguars tombant du ciel. Ici, ils ne risquaient pas le feu. Pas plus qu’un séisme ou une inondation, songea Frank.

Ce qui ne laissait que les jaguars.

Le ciel était d’un rose profond au-dessus de Pavonis Mons. La ferme de Nicosia se déployait à l’est : c’était une serre immense et basse qui épousait la pente. Sous cet angle, on s’apercevait très bien qu’elle était plus étendue que la ville et foisonnante de verdure. Frank grimpa jusqu’à l’un des sas, et entra.

Il faisait chaud à l’intérieur, ce qui représentait au moins 60 degrés de différence avec l’extérieur, et plus de 15 par rapport à la ville. Mais Frank devait garder son casque, car l’atmosphère de la serre était adaptée aux plantes, riche en C02 et pauvre en oxygène.