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Il s’arrêta à la station et ouvrit plusieurs tiroirs remplis de petit outillage, de gants, de sacs et de pastilles de pesticide. Il choisit trois minuscules pastilles qu’il mit dans un sac en plastique. Il le glissa doucement dans une poche de son scaphandre. Les pastilles étaient chargées de pesticides particulièrement subtils, des bio-saboteurs conçus pour fournir aux plantes des systèmes de défense sélectifs. Il avait tout lu à leur propos et avait déterminé une combinaison qui, chez les animaux, pouvait avoir des effets mortels sur l’organisme…

Il glissa une paire de cisailles dans une autre poche. Et remonta vers la ville, en suivant les allées de gravier entre les longues bandes des champs de blé et d’orge. Il entra dans un sas, déverrouilla son casque, ôta le scaphandre et les bottes, et transféra le contenu des poches dans sa veste. Puis il descendit vers le bas de la ville, le visage caché par son masque, comme tout le monde, ce soir de festival.

Les Arabes y avaient fait construire leur médina, en insistant sur le fait qu’un tel environnement était essentiel au bien-être de la ville. Là, les boulevards devenaient plus étroits et toute une garenne de ruelles sinuait entre eux, directement copiée des plans de Tunis et d’Alger, ou bien créée de façon aléatoire. Ici, il devenait impossible d’avoir vue sur le plus proche boulevard, et le ciel se changeait en striures mauves que l’on discernait entre les bâtiments aux façades inclinées.

La plupart des allées étaient désertes, maintenant. Tout le monde était là-haut pour le bal masqué. Un couple de chats rôdait entre les maisons, explorant un nouveau domaine. Frank prit ses cisailles et se mit à graver sur quelques fenêtres de plastique, en caractères arabes : juif, juif, juif… Il poursuivit son chemin en sifflotant entre ses dents, passant devant les grottes de lumière des cafés, aux carrefours. Il entendait les bouteilles tinter comme des bottes de prospecteurs. Plus loin, un Arabe, installé devant une sono, jouait de la guitare électrique.

Il enfila le boulevard principal. Perchés dans les branches des tilleuls et des sycomores, des garçons chantaient en Schwyzerdtitsch, un dialecte non écrit, un code incompréhensible sauf par les peuples germains. Frank saisit cependant le refrain, en anglais :

C’est John Bûune, Qui va sur la Lune. Y avait pas assez de pesetas Et il est venu sur Mars !

Dans la foule dense, une cohorte de petits groupes de musique s’étaient infiltrés.

Des types moustachus habillés en meneurs de bancs de football américain se frayaient leur chemin à grands coups de claques sur les fesses. Les gamins tapaient follement sur des tambours de plastique, et même si les parois de la tente absorbaient les sons et qu’aucun écho ne revenait, comme sous les dômes des cratères, le vacarme était intense.

Et John en personne, entouré d’une petite troupe, était tout en haut, à l’endroit où le boulevard débouchait sur le parc aux sycomores.

Il repéra Chalmers en dépit de son masque et lui fit signe. Les cent premiers se reconnaissaient toujours…

— Salut, Frank. On dirait que tu t’amuses.

— Mais oui, dit Frank la voix assourdie par son masque. J’aime les villes comme celle-ci, et toi ? Toutes les races s’y mêlent. Ça prouve la diversité des cultures sur Mars.

John eut un franc sourire. Son regard se porta sur le boulevard.

Et Frank ajouta d’un ton coupant :

— Un grain de sable dans la mécanique de ton plan, non ?

Le regard de Boone revint sur lui. Les gens qui les entouraient se dispersèrent, devinant leur antagonisme.

— Je n’ai pas de plan.

— Oh, ça va ! Et qu’est-ce qu’il y avait dans ton discours ?

Boone haussa les épaules.

— C’est Maya qui l’a écrit.

Double mensonge : que Maya ait écrit le discours et que John pût le croire. Après toutes ces années, Frank avait encore le sentiment de s’adresser à un étranger. À un politicien en campagne.

— Laisse tomber, John ! Tu crois à tout cela et tu le sais bien. Mais qu’est-ce que tu vas faire de toutes ces nationalités ? De toutes les haines ethniques, des fanatismes religieux ? Jamais ta coalition ne pourra maîtriser tout ça. John, tu ne peux pas garder Mars pour toi. Ça n’est pas une station de recherches scientifiques, et jamais tu n’arriveras à décrocher un traité pour qu’elle le devienne.

— Mais ce n’est pas dans mes intentions.

— Alors pourquoi m’interdis-tu de prendre la parole ?

— Mais pas du tout ! protesta John, offensé. Calme-toi, Frank. On va régler le problème tous ensemble, comme on l’a toujours fait.

Frank dévisagea son vieil ami, perplexe. Qu’est-ce qu’il devait croire ? Il n’avait jamais réellement su comment prendre John. Il était tellement amical, mais il l’avait utilisé comme tremplin… Pourtant, ils avaient commencé comme des alliés, comme des amis, non ?…

Il s’aperçut que John cherchait Maya des yeux.

— Alors, où est-elle ?

— Quelque part dans le coin, dit Boone, d’un ton sec.

Ils n’avaient pas parlé de Maya depuis des années. Boone avait le regard dur, comme pour dire à Frank que c’était une question qui ne le regardait pas. Comme si tout ce qui était important à ses yeux, au fil des ans, avait échappé à son compagnon.

Franck partit sans un mot.

Le ciel était à présent d’un violet profond, strié de cirrus jaunes. Frank croisa deux personnages vêtus de dominos de bal masqué en céramique blanche, les antiques personnages de la Comédie et de la Tragédie, les mains nouées. Les rues de la ville étaient à présent sombres, et les fenêtres flamboyaient, révélant des silhouettes, des yeux inquiets sous les masques flous, qui cherchaient la source de cette tension dans l’air. Un son déchirant mais sourd montait sous la rumeur de la marée de la foule.

Il n’aurait pas dû être surpris. Non, sûrement pas. Il connaissait John aussi bien que l’on pouvait connaître n’importe quelle autre personne, mais il ne s’en était jamais réellement préoccupé.

Il passait entre les grands sycomores du parc.

Tout avait été si différent autrefois ! Ils avaient passé tellement de temps ensemble, amis. Mais rien n’avait compté. Maintenant, c’était la diplomatie par d’autres moyens.

Il regarda sa montre. Presque onze heures. Il avait rendez-vous avec Selim. Encore un rendez-vous. Toute une existence divisée en journées et en quarts d’heure l’avait habitué à courir d’un rendez-vous à un autre, à changer de masque, à affronter crise sur crise, à diriger, manipuler, à travailler dans une hâte qui n’avait pas de fin. Et voilà qu’il affrontait une fête : Mardi-Gras. Fassnacht ! Comme il l’avait toujours fait. Il n’existait aucune échappatoire dont il pût se souvenir.

Il pénétra sur un chantier. Le squelette de magnésium était entouré de piles de briques, de tas de pierres et de sable. Ce qui démontrait un certain laisser-aller. Il fourra dans ses poches quelques gros morceaux de briques, puis, en se redressant, il s’aperçut que quelqu’un l’avait observé – un homme de petite taille au visage mince, avec des dreadlocks[4] hirsutes et noires. Son regard intense avait quelque chose de déconcertant, comme s’il pénétrait tous les masques de Frank, comme s’il l’inspectait de tout près, comme s’il avait connaissance de ses plans, de ses pensées.

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4

Tresses «rasta» à la manière de Bob Marley ou de Yannick Noah. (N.d.T.)