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Effrayé, il battit rapidement en retraite vers les confins du parc. Lorsqu’il fut certain que l’autre l’avait perdu de vue, et que personne ne l’observait, il se mit à lancer des pierres et des fragments de briques vers la ville basse, de toutes ses forces. En même temps, il visait aussi le visage de l’étranger. Celui qui l’avait transpercé. Loin au-dessus de lui, la structure de la tente n’était qu’une trame diffuse faite d’étoiles occultées. On éprouvait ici une impression de liberté, dans le vent glacial. La circulation d’air avait été poussée au maximum, ce soir, bien sûr. Il entendit des bruits de verre brisé, des appels. Un cri. Très fort. Les gens devenaient fous. Il lança une dernière pierre en direction d’un grand panneau lumineux, de l’autre côté de la pelouse, et le manqua.

Il entra plus avant sous les arbres.

Tout près du mur sud, il distingua alors la silhouette de Selim, qui allait et venait sous un sycomore.

Frank ruisselait de sueur, mais sa voix demeura paisible quand il appela : « Selim ! »

Il glissa la main dans la poche de sa combinaison et trouva sous ses doigts les trois pastilles qu’il avait prises dans la serre. La synergie avait des effets puissants, bons ou mauvais. Il s’avança et étreignit brièvement le jeune Arabe. Le contenu des pastilles atteignit la peau de Selim à travers le coton léger de sa chemise. Et Frank recula.

À présent, Selim ne disposait plus que de six heures.

— Est-ce que tu as parlé à Boone ? demanda-t-il.

— J’ai essayé. Il ne m’a pas écouté. Il m’a menti. (C’était tellement facile de simuler la détresse.) Nous avons été amis pendant vingt-cinq ans, et il m’a menti !

Il cogna de la paume sur le tronc de l’arbre et les pastilles s’envolèrent dans l’obscurité. Il se maîtrisa.

— Sa coalition va proposer que toutes les colonies martiennes devront être fondées par les pays qui ont signé le premier traité.

C’était possible, et très certainement plausible.

— Il nous hait ! lâcha Selim.

— Comme il hait tout ce qui se met en travers de son chemin. Et il sait parfaitement que l’islam constitue encore une force réelle dans l’existence des peuples. Parce qu’il façonne la pensée. Et ça, il ne peut pas le supporter.

Selim frissonna. Frank vit qu’il avait les yeux plus brillants que jamais.

— Il faut qu’on l’arrête…

Frank se détourna et s’appuya contre un arbre.

— Je… je ne sais pas.

— Mais tu l’as dit toi-même. Ça ne sert à rien de parler.

Frank contournait l’arbre, avec une légère sensation de vertige.

Idiot, songea-t-il. Bien au contraire, parler est essentiel. Nous ne sommes faits que d’échanges d’informations. Et le langage nous est essentiel !

Il se rapprocha de Selim et lui demanda :

— Comment ?

— La planète. C’est le chemin que nous devons suivre.

— Les portes de la cité sont verrouillées, cette nuit.

Ce qui interrompit Selim, qui demeura immobile, les doigts crispés.

— Mais la porte de la ferme est encore ouverte, ajouta Frank.

— Pas les portes extérieures.

Frank répondit par un haussement d’épaules, laissant à l’autre le soin de trouver une solution.

Selim, enfin, cligna des yeux et fit :

— Ah…

Puis disparut.

Frank s’assit entre les arbres. Le sol était humide, sableux, brun. Le produit d’une ingénierie très poussée. Car rien dans la ville n’était naturel. Rien.

Après un moment, il se releva. Il s’avança dans le parc en observant les gens. Si je trouve une cité pure, j’épargnerai l’homme. Mais, dans un espace découvert, des personnages masqués se ruaient les uns contre les autres pour se battre, s’affronter, entourés de spectateurs qui humaient déjà l’odeur du sang.

Et Frank retourna sur le chantier pour se procurer d’autres briques. Il les lança. On le vit, et il dut s’enfuir. Replongeant sous le couvert des arbres, dans l’étroit territoire sauvage, pour échapper aux prédateurs alors que l’adrénaline montait en lui. La drogue la plus forte pour les humains. Et il explosa d’un rire féroce.

Soudain, il découvrit Maya. Elle était seule, près de la plateforme provisoire installée à l’apex de la cité. Elle portait un domino blanc, mais il n’y avait aucun doute : c’était bien elle. Il ne pouvait se tromper sur les proportions de sa silhouette, ses cheveux, sa pose. Oui, c’était Maya Toitovna tout entière. Les cent premiers, la petite bande : ils étaient désormais les seuls à compter vraiment pour lui, à rester vivants. Les autres n’étaient que des fantômes. Il se précipita vers elle, trébuchant sur les aspérités du sol. Il serrait un caillou, tout au fond d’une poche, et il pensait très fort : Dis quelque chose, espèce de pute ! Allez, dis n’importe quoi pour le sauver. Pour que je courre dans toute la ville pour le sauver !

Maya l’entendit et se retourna. Son domino blanc était phosphorescent et décoré de paillettes bleues. Difficile de discerner son regard.

— Salut, Frank, fit-elle, comme s’il ne portait pas de masque.

Il faillit alors faire demi-tour en courant.

Mais il resta là et lui dit :

— Bonsoir, Maya. C’est un beau crépuscule, non ?

— Superbe. La nature n’a vraiment aucun goût. On inaugurait une ville, mais ça ressemble au Jugement dernier.

Ils étaient sous un luminaire, debout au sommet de leur ombre.

— Tu t’es amusé ? demanda Maya.

— Beaucoup. Et toi ?

— Ça devient un peu agité.

— C’est compréhensible, non ? On est enfin sortis de nos trous, Maya. On est enfin à la surface ! Et quelle surface ! Ce n’est que sur Tharsis que tu peux profiter de telles perspectives.

— L’endroit a été bien choisi, je le reconnais.

— Ça deviendra une très grande ville. Mais toi, tu vis où, tous ces temps ?…

— À Underhill, Frank, comme toujours. Tu le sais bien.

— Mais tu n’y es jamais, n’est-ce pas ? Il y a plus d’un an que je ne t’ai vue.

— Si longtemps ? Tu sais, je suis souvent allée dans Hellas. Tu en as entendu parler, non ?

— Qui aurait pu me le dire ?

Elle secoua la tête dans un grand frémissement de paillettes.

— Frank…

Elle se détourna, comme si elle souhaitait échapper à tout ce qu’impliquait sa question.

Furieux, il lui barra le chemin.

— Et ce qui est arrivé sur l’Arès, Maya ? (Il avait la voix tendue et il tordit le cou pour essayer de se libérer la gorge.) Qu’est-ce qui s’est passé alors, Maya ?

Elle haussa les épaules sans lui répondre. Et elle resta longtemps silencieuse avant de le regarder avec attention.

— L’impulsion du moment, dit-elle enfin.

Ensuite, minuit sonna, et ils entrèrent dans ce moment martien, les trente-neuf minutes et demie entre minuit et minuit durant lesquelles toutes les horloges s’arrêtaient ou n’affichaient plus rien. C’était la solution pour laquelle les cent premiers avaient opté afin de réconcilier la journée martienne un peu plus longue que celle de la Terre avec les traditionnelles vingt-quatre heures. Ce qui, bizarrement, s’était révélé très satisfaisant. Chaque nuit, on pouvait échapper ainsi aux chiffres ou à la grande aiguille.

Et quand les cloches sonnèrent minuit, cette nuit-là, la ville devint folle. Ces quarante minutes ou presque, volées au temps, devaient être le summum de la fête. Tous le savaient instinctivement. Les feux d’artifice avaient été déclenchés, on applaudissait et on criait de toutes parts dans la clameur des sirènes. Frank et Maya s’étaient tus.