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C’est alors qu’ils perçurent des cris, bien différents : inquiets, désespérés.

— Que se passe-t-il ? fit Maya.

Frank avait incliné la tête.

— Une bagarre. L’impulsion du moment, sans doute.

Elle se tourna vers lui et il ajouta très vite :

— On devrait peut-être aller jeter un coup d’œil.

Les cris s’intensifièrent. Ils dévalèrent le parc, allongeant le pas jusqu’à prendre le trot martien. Le parc semblait plus « rand et Frank, un bref instant, en fut effrayé.

Le boulevard central était couvert de détritus. Des gens jaillissaient de l’obscurité comme des hordes de prédateurs. Une sirène se mit à hurler, signalant une déchirure dans l’enveloppe de la cité. Des fenêtres explosaient. Un homme était allongé sur le dos, l’herbe autour de lui marquée de stries noires. Chalmers saisit le bras d’une femme qui se penchait sur lui.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? cria-t-il.

La femme sanglotait.

— Ils se sont battus ! Ils se battent !

— Qui ? Les Suisses, les Arabes ?

— Des étrangers. Ausländer. (Elle le regardait sans le voir.) Allez chercher du secours !

Il rejoignit Maya, qui bavardait avec un groupe aggloméré autour d’une autre victime.

— Mais bon sang, qu’est-ce que ça veut dire ? fit-il pendant que les autres se dirigeaient vers l’hôpital.

— C’est une émeute. J’ignore pourquoi.

Elle était blême, les lèvres serrées.

Frank rejeta son masque.

Il y avait des éclats de verre sur toute la chaussée. Un homme accourait vers eux.

— Frank ! Maya !

Sax Russell. Jamais encore Frank n’avait vu le petit homme aussi excité.

— C’est John… On l’a agressé !

— Quoi ? s’exclamèrent-ils ensemble.

— Il a tenté de s’interposer dans une bagarre et trois ou quatre hommes lui ont sauté dessus. Ils l’ont assommé et l’ont enlevé !

— Et tu n’as pas essayé de les arrêter ? hurla Maya.

— Mais si – il y a toute une bande qui s’est lancée à leur poursuite. Mais ils nous ont semés dans la médina.

Maya regarda Frank.

Et il beugla :

— Mais qu’est-ce que ça signifie ? Où est-ce qu’on a pu l’emmener ?

— Jusqu’aux portes.

— Mais cette nuit, elles sont bouclées, non ?…

— Peut-être pas pour tout le monde.

Ils allèrent jusqu’à la médina. Les luminaires étaient brisés. Ils trouvèrent un capitaine de pompiers et gagnèrent la Porte turque. Le capitaine l’ouvrit et plusieurs pompiers se précipitèrent à l’extérieur, en enfilant leurs scaphandres. Dans la lueur de bathysphère de la ville, ils explorèrent les alentours. Les chevilles de Frank souffraient du froid de la nuit, et il percevait avec une acuité inhabituelle la configuration exacte de ses poumons : deux lobes de glace qui avaient été insérés dans sa poitrine pour refroidir les battements trop rapides de son cœur.

Ils ne trouvèrent rien au-dehors. Et ils retournèrent sous la tente, droit vers la paroi nord : la Porte syrienne. Une fois encore, ils sortirent sous les étoiles. Une fois encore, ils ne trouvèrent rien.

Il leur fallut réfléchir un certain temps avant de penser à la ferme. Ils étaient maintenant une trentaine. Ils franchirent à toute allure le sas et se répandirent entre les plantations.

Et ils le trouvèrent dans les radis. Le blouson relevé sur le visage, dans la position standard d’alerte atmosphérique. Il avait dû réagir inconsciemment, car ils découvrirent un hématome derrière une oreille en le retournant sur le côté.

— Ramenons-le à l’intérieur, coassa Maya. Vite !

Ils furent quatre à soulever John. Chalmers lui bloqua la tête entre ses mains, ses doigts entrelacés à ceux de Maya. Ils dévalèrent les marches, franchirent la porte en vacillant et rentrèrent dans la ville. L’un des Suisses les guida jusqu’au plus proche centre médical, déjà bondé de gens effondrés. John fut déposé sur une civière libre. Il était inconscient, l’air fermé, déterminé. Frank lui arracha son casque et entreprit de leur frayer un chemin en hurlant à l’adresse des docteurs et des infirmières. Tous l’ignorèrent jusqu’à ce qu’une doctoresse l’interpelle :

— Taisez-vous. J’arrive.

Elle dévala le couloir central et, avec l’aide d’une infirmière, installa John dans un moniteur.

Elle l’examina avec ce regard abstrait que les docteurs ont souvent. Elle palpait son cou, son visage, son crâne, son torse, le stéthoscope au cou…

Maya lui expliqua ce qu’ils savaient. La doctoresse décrocha un masque à oxygène, les lèvres crispées en une expression inquiète. Maya s’assit de l’autre côté, l’air défait. Depuis longtemps, elle avait ôté son domino.

Frank s’accroupit auprès d’elle.

— Nous pouvons continuer les soins, dit enfin la doctoresse, mais je crains qu’il soit irrécupérable. Il a trop longtemps manqué d’oxygène.

— Allez-y, dit simplement Maya.

C’est ce qu’ils firent, bien entendu. D’autres médecins intervinrent, John Boone fut emmené aux urgences. Et Frank attendit avec Maya, Sax, Samantha et quelques autres dans le couloir. Les docteurs allaient et venaient. Ils avaient tous la même expression neutre, qu’ils réservaient à la mort. Tous masqués. L’un d’eux apparut enfin et secoua la tête.

— Il est mort. Il a été trop longtemps exposé à l’extérieur.

Frank s’appuya contre le mur.

Lorsque Reinhold Messner était revenu de sa première ascension en solitaire de l’Everest, il était sérieusement déshydraté et dans un état d’épuisement absolu. Dans l’ultime étape de sa descente, il était tombé, avant de s’effondrer sur le glacier de Rongbuk. Il rampait lorsque la femme l’avait retrouvé. Il l’avait regardée au travers de son délire et il lui avait demandé : « Où sont mes amis ? »

Tout était tranquille. Ils n’entendaient que le souffle et le bruissement sourds auxquels, jamais, on n’échappait sur Mars.

Maya posa la main sur l’épaule de Frank, et il faillit s’effondrer, la gorge nouée, desséchée. Saisi par la douleur.

— Je suis désolé, parvint-il à dire.

Elle fronça les sourcils. Et son expression rappela à Frank celle des toubibs.

— Mais tu ne l’as jamais vraiment aimé.

— C’est exact.

Il se disait qu’il valait mieux être franc avec elle en cet instant, sur le plan politique. Mais il haussa les épaules et acheva d’un ton amer :

— Qu’est-ce que tu en sais ? De qui j’aime ou n’aime pas ?

Il repoussa sa main et se leva. Non, elle ne savait rien de tout cela. Il faillit pénétrer dans la salle des urgences, puis changea d’idée. Il aurait tout le temps durant la cérémonie funéraire. Il se sentait vide, et soudain il avait le sentiment que tout ce qui pouvait être bon avait disparu.

Il quitta le centre médical. Impossible de rien éprouver en de tels moments. Il traversa la ville étrangement silencieuse et entra dans le quartier de Nod.

Là, les rues scintillaient comme s’il y avait eu récemment une averse d’étoiles. Et les gens se serraient en groupes silencieux, pétrifiés. Frank Chalmers se fraya un chemin entre eux, sous le poids de leurs regards, droit vers la plate-forme installée au sommet de la ville. Tout en se disant : Maintenant, on va bien voir ce qu’on peut faire de cette planète.

DEUXIÈME PARTIE

Hors la Terre