Kim Stanley Robinson
Mars la verte
Pour Lisa et David
PREMIÈRE PARTIE
Aréoformation
1
L’objectif n’est pas de faire une autre Terre. Ni un autre Alaska, un autre Tibet, pas plus qu’un nouveau Vermont, une nouvelle Venise, un nouvel Antarctique. L’objectif est de faire quelque chose de neuf et d’étrange, quelque chose de martien.
En un sens, nos intentions ne comptent même pas. Même si nous essayons de fabriquer une autre Sibérie, un autre Sahara, ça ne marchera pas. L’évolution ne le permettra pas, et pour l’essentiel il s’agit d’un processus évolutif, d’un effort qui se situe au-dessous de l’intention, comme quand la vie a miraculeusement sauté hors de la matière, ou quand elle a rampé hors de la mer pour atteindre la terre.
Une fois encore, nous luttons dans la matrice d’un monde nouveau. Bien sûr, tous les gabarits génétiques de notre biote sont terrestres. Les esprits qui les ont conçus sont terrestres. Mais le terrain, lui, est martien. Et le terrain est un ingénieur généticien tout-puissant, qui détermine ce qui va croître ou pas, qui dirige les différenciations progressives, et donc l’évolution des espèces nouvelles. Et au fil des générations, tous les membres d’une biosphère évoluent ensemble, s’adaptant au terrain en une réponse commune et complexe, une capacité d’auto-adaptation créative. Ce processus, quelle que soit la mesure dans laquelle nous y intervenons, échappe pour l’essentiel à notre contrôle. Il y a mutation des gènes, évolution des créatures : une nouvelle biosphère émerge et, dans le même temps, une nouvelle noosphère. Et, à terme, les esprits des concepteurs, comme toute chose, auront été irréversiblement changés.
Tel est le processus de l’aréoformation.
2
Un jour, le ciel tomba. Des plaques de glace s’abattirent dans le lac et vinrent battre la plage. Les enfants se dispersèrent comme des moineaux effrayés. Nirgal courut à travers les dunes jusqu’au village et surgit dans la serre en criant :
— Le ciel est en train de tomber !
Peter se précipita au-dehors et escalada les falaises trop vite pour que Nirgal puisse le suivre.
Au bord de la plage, de grands panneaux de glace venaient s’échouer sur le sable et des fragments de glace sèche crépitaient dans l’eau. Quand tous les enfants furent regroupés autour de lui, Peter leva la tête vers les hauteurs du dôme.
— On retourne au village, déclara-t-il d’un ton sérieux. (En chemin, il se mit à rire.) Le ciel est en train de tomber ! couina-t-il en ébouriffant les cheveux de Nirgal.
Nirgal rougit et Dao et Jackie se mirent à rire dans des bouffées d’haleine blanche.
Peter fut l’un de ceux qui escaladèrent le dôme pour le réparer. Lui, Kasei et Michel telles trois araignées s’élevèrent au-dessus du village, de la plage et du lac jusqu’à paraître plus petits que des enfants, suspendus aux filins accrochés à des pitons. Ils arrosèrent le dôme jusqu’à ce qu’une nouvelle couche se forme sur la glace sèche. Et quand ils revinrent, ils parlèrent du monde extérieur qui se réchauffait. Hiroko était sortie de sa petite cabane de bambou près du rivage pour voir ce qui se passait, et Nirgal lui demanda :
— Est-ce qu’il va falloir qu’on parte ?
— Il faudra toujours qu’on parte, lui dit Hiroko. Sur Mars, rien ne durera jamais.
Mais Nirgal aimait bien la vie sous le dôme. Au matin, il s’éveilla dans sa chambre ronde en bambou, dans les hauteurs du Croissant de la Crèche, et il partit dévaler les dunes givrées avec Jackie, Rachel, Franz et les autres lève-tôt. Il vit Hiroko sur l’autre rive. Elle suivait le bord de l’eau avec une démarche légère de danseuse, comme si elle flottait sur son reflet. Il aurait bien aimé la rejoindre, mais c’était l’heure de l’école.
Ils retournèrent au village et s’entassèrent tous dans le vestiaire de l’école. Là, ils accrochèrent leurs anoraks et tendirent les mains au-dessus de la chaudière en attendant le professeur. Ça pourrait très bien être l’ennuyeux Dr Robot, dont ils comptaient les clins d’œil comme les secondes d’une horloge. Ou encore la Gentille Sorcière, vieille et moche, et alors ils seraient libres à l’extérieur pour tout le reste de la journée et ils pourraient s’en donner à cœur joie avec les outils. Mais s’ils avaient affaire à la Méchante Sorcière, vieille et très belle, ils seraient plantés devant leurs lutrins durant toute la matinée pour essayer d’apprendre à penser en russe, au risque d’avoir droit à une tape sur la main s’ils pouffaient de rire ou sommeillaient. La Méchante Sorcière avait des cheveux d’argent, un regard perçant et un nez crochu, exactement comme les aigles pêcheurs qui nichaient dans les pins près du lac. Nirgal avait très peur de la Méchante Sorcière.
Aussi, comme les autres, dissimula-t-il sa consternation quand la Méchante Sorcière entra. Mais, ce jour-là, elle paraissait fatiguée, et elle les laissa sortir à l’heure, même s’ils s’étaient montrés assez lamentables en arithmétique. Nirgal suivit Jackie et Dao. Ils contournèrent l’angle de l’école pour enfiler l’allée entre le Croissant de la Crèche et l’arrière de la cuisine. Dao pissa contre le mur et Jackie baissa sa culotte pour montrer qu’elle pouvait faire pareil. Et c’est alors que la Méchante Sorcière surgit. Elle les empoigna par le bras, Nirgal et Jackie coincés dans ses griffes, et elle les entraîna jusqu’à la plazza où elle donna une bonne fessée à Jackie en hurlant d’un ton furieux aux garçons :
— Et ne vous approchez plus d’elle, tous les deux ! C’est votre sœur !
Jackie, qui se débattait en pleurant pour remonter sa culotte, vit alors Nirgal qui la regardait. Elle essaya de les frapper, lui et Maya, d’un même swing furieux, et elle tomba cul nu en hurlant.
Ce n’était pas vrai que Jackie était leur sœur. Il y avait douze enfants sansei[1] à Zygote, et ils se connaissaient comme frères et sœurs, ce qui était vrai pour la plupart, mais pas pour tous. C’était très embrouillé et on en discutait rarement. Jackie et Dao étaient les plus âgés, Nirgal avait une saison de moins qu’eux, et tous les autres suivaient à une saison de distance de plus : Rachel, Emily, Reull, Steve, Simud, Nanedi, Tiu, Frantz et Huo Hsing. Hiroko était la mère de tous ceux qui vivaient à Zygote, enfin, pas vraiment : de Nirgal, Dao, et six autres des sansei, plus quelques adultes nisei[2]. Les enfants de la déesse mère.
Mais Jackie était la fille d’Esther. Esther était partie après une dispute avec Kasei, qui était le père de Jackie. Ils n’étaient guère nombreux à savoir qui était réellement leur père. Nirgal, une fois, alors qu’il rampait sur une dune à la poursuite d’un crabe, avait été surpris par Esther et Kasei qui passaient au-dessus de lui. Esther était en larmes et Kasei criait :
— Si tu veux me quitter, alors quitte-moi.
Il s’était mis à pleurer lui aussi. Il avait une canine en pierre rose[3]. Lui aussi était un enfant d’Hiroko, et Jackie était par conséquent la petite-fille d’Hiroko. Ça marchait comme ça. Jackie avait de longs cheveux noirs et elle courait plus vite que tout le monde à Zygote, si l’on exceptait Peter. Nirgal était le plus fort sur longue distance, et il faisait parfois trois ou quatre fois le tour du lac, rien que pour le plaisir. Quant à Jackie, c’était la meilleure sprinteuse. Elle riait tout le temps. Et quand Nirgal s’empoignait avec elle, elle répondait toujours : « D’accord, oncle Nirgie », en éclatant de rire. Elle était bel et bien sa nièce, bien qu’elle eût une saison de plus que lui. Mais certainement pas sa sœur.
3
Les prothèses dentaires en pierre sont le signe de ralliement intime des indépendantistes martiens.