Ils retournèrent lentement au village, en soufflant dans leurs mains, échangeant quelques propos à voix basse. Nirgal, complètement perdu, marchait entre Vlad et Ursula, dans le vague espoir de quelque réconfort. Ursula était triste et Vlad faisait ce qu’il pouvait pour la réconforter.
— Il a vécu plus de cent ans, lui dit-il. On ne peut pas dire que sa mort ait été prématurée, parce que ce serait un défi à l’égard de ces malheureux qui meurent encore à cinquante ans, à vingt ans ou moins…
— C’était pourtant prématuré, insista Ursula. Avec le traitement, qui peut savoir ?… Il aurait peut-être pu vivre encore mille ans.
— Ça, je n’en suis pas certain. J’ai l’impression que les traitements, en fait, n’affectent pas toutes les parties de notre corps. Et avec toutes les radiations que nous avons encaissées, il se pourrait bien que nous ayons plus de problèmes que nous le pensions.
— Peut-être. Mais si nous avions été à Acheron, avec toute l’équipe, avec un bioréacteur et tout le dispositif, je parie qu’on aurait pu le sauver. Et qui peut dire combien d’années il aurait pu vivre encore ? Moi, j’appelle ça une mort prématurée.
Ann s’éloigna pour rester seule.
Cette nuit-là, Nirgal ne réussit pas du tout à trouver le sommeil. Il ressentait toutes les transfusions qu’il avait subies, dans le moindre détail, et il imaginait qu’il avait pu y avoir un effet de retour dans le système. Donc, il avait été infecté. Ou tout simplement contaminé par le seul contact de sa main ?… Ou bien avait-il suffi du regard de Simon ? Et comme ça, Nirgal avait attrapé sa maladie, personne ne pourrait le guérir et il mourrait. Il deviendrait muet, raide, et il s’en irait. Comme Simon. C’était ça, la mort. Son cœur battait très fort et il transpirait. Il se mit à pleurer. Il avait peur mais il était impossible d’éviter la mort. C’était horrible. Horrible que le cycle se referme comme ça, qu’ils vivent une fois seulement pour mourir à jamais. Alors à quoi bon vivre ? Tout ça était trop étrange, trop affreux. Et il passa la nuit à trembler dans son lit, son esprit changé en cyclone face à la frayeur de la mort.
5
Après, ce fut terriblement difficile pour lui de se concentrer. Il se sentait à l’écart des choses, comme s’il avait glissé dans le monde blanc et qu’il lui soit désormais impossible de toucher le monde vert.
Hiroko prit conscience de son problème et lui suggéra d’accompagner Coyote lors de son prochain tour à l’extérieur. Cette idée dérangeait Nirgal, qui n’avait jamais fait plus de quelques pas hors de Zygote. Mais Hiroko insista. Il avait sept ans et il deviendrait bientôt un homme. Il était temps qu’il découvre un peu la surface du monde.
Coyote arriva quelques semaines après, et quand il repartit, Nirgal était avec lui, assis dans le siège de copilote du patrouilleur-rocher[10] écarquillant les yeux sous le pare-brise pour apercevoir l’arche pourpre du ciel vespéral. Coyote orienta le patrouilleur afin qu’il ait une meilleure vue de la muraille rose de la calotte polaire qui se dressait sur l’horizon comme l’orbe d’une lune énorme s’apprêtant à se lever.
— Difficile de croire qu’une masse aussi immense puisse fondre, dit Nirgal.
— Ça prendra du temps.
Ils roulaient vers le nord à vitesse régulière. Le patrouilleur-rocher naviguait furtivement : le pare-chocs avant était équipé d’un appareil anti-traces qui lisait les variations du terrain et transmettait les informations au pare-chocs arrière. Là, les scrapers-shapers effaçaient les traces des roues, renvoyant le sable et la rocaille à leur forme initiale.
Longtemps, ils roulèrent en silence, quoique le silence de Coyote n’eût rien à voir avec celui de Simon. Il chantonnait, il murmurait, il parlait parfois d’un ton doux et musical à son IA[11] dans une langue incompréhensible qui ressemblait pourtant à de l’anglais. Nirgal essayait de se concentrer sur la vue limitée qu’il avait du paysage : il se sentait timide et maladroit. La région qui s’étendait autour de la calotte polaire sud était constituée d’une série de terrasses plates, et ils passaient de l’une à l’autre en suivant un itinéraire qui semblait programmé. Bientôt, la calotte parut plantée sur une sorte de piédestal géant. Nirgal était impressionné par la dimension des choses, mais soulagé aussi qu’elles ne l’écrasent pas, comme lors de leur première sortie. Cela remontait à un certain temps, mais il se souvenait parfaitement de son vertige et de sa surprise.
Non, ici, c’était différent.
— Ça ne me semble pas aussi grand que ce que j’attendais, dit-il enfin. Je crois que c’est dû à la courbure de l’horizon. Après tout, c’est une petite planète. (C’était ce que disait son lutrin, en tout cas.) L’horizon n’est pas plus éloigné que Zygote d’un bord à l’autre !
Coyote lui décocha un regard irrité.
— C’est qui, ton père, gamin ?
— Je ne sais pas. Ma mère, c’est Hiroko.
Coyote eut une sorte de rictus.
— Tu veux que je te dise ? Hiroko fait un peu trop fort dans la matriarchie.
— Vous lui avez dit ?
— Bien sûr, mais Hiroko ne m’écoute que lorsque je dis des choses qu’elle a envie d’entendre. (Il ricana.) Comme avec tout le monde, non ?…
Nirgal acquiesça et sourit malgré lui.
— Tu veux essayer de savoir qui est ton père ?
— Bien sûr.
En fait, il n’en était pas aussi sûr que ça. Le concept de père n’avait que peu de sens pour lui. Et il avait peur que ce soit Simon. Car Peter, après tout, était comme un frère aîné, pour lui.
— On a l’équipement qu’il faut pour ça, à Vishniac. On pourra toujours essayer, si tu veux. (Coyote secoua la tête.) Hiroko est tellement étrange. Quand je l’ai rencontrée, personne n’aurait pu croire qu’on en arriverait là. Bien sûr, nous étions jeunes en ce temps-là – presque aussi jeunes que toi, même si tu as du mal à le croire.
Ce qui était vrai.
— Quand on s’est connus, elle était encore une jeune étudiante en ingénierie écologique, intelligente et sexy comme une chatte. Pas question à l’époque de ces histoires de déesse-mère du monde et tout le trafic… Mais elle s’est mise à lire des tas de bouquins qui n’avaient rien à voir avec ses manuels techniques. Et après quelques années, quand elle a débarqué sur Mars, elle était dingue. En fait, elle était dingue avant. Heureusement pour moi, parce que c’est pour ça que je suis ici. Mais Hiroko… Oh, bon sang !… Elle avait fini par se convaincre que toute l’histoire de l’humanité avait été loupée depuis le début. À l’aube de la civilisation, et elle me disait ça très sérieusement, il y avait Sumer et la Crète. La Crète vivait selon une culture de commerce pacifique, dirigée par des femmes belles et artistes – c’était une utopie, en fait, où les hommes étaient des acrobates qui passaient leur temps à sauter les taureaux toute la journée, les femmes toute la nuit. Les femmes étaient enceintes et ils les adoraient, et tout le monde était heureux. Sauf les taureaux. Alors qu’à Sumer, c’était le règne des hommes, qui avaient inventé la guerre, conquis tout ce qui était à leur portée et commencé à bâtir tous les empires esclavagistes que nous avons connus depuis. À en croire Hiroko, nul ne peut savoir ce qui aurait pu advenir si ces deux civilisations avaient dû s’affronter pour gouverner le monde. Un volcan a anéanti la Crète, le pouvoir est passé entièrement aux mains des Sumériens, qui ne l’ont plus jamais lâché. Hiroko m’a toujours répété que si le volcan était entré en éruption à Sumer, tout aurait été différent. C’est peut-être vrai, d’ailleurs. Parce que l’histoire ne peut pas être plus noire qu’elle l’a été.
10
Véhicule tout terrain à camouflage aréologique absolu capable d’échapper aux satellites de l’ONU et des transnationales. Voir le début de la révolution martienne dans