— Alors, il ne pourrait y avoir une autre révolution ?
— Je ne sais pas.
— Ou jusqu’à ce qu’il y ait un ascenseur…
— Je ne sais pas ! Mais quoi qu’il en soit, l’ascenseur arrive, et ils mettent en place d’autres miroirs dans l’espace, et même autour du soleil. On les voit briller, certaines nuits. Il peut donc se produire n’importe quoi, je pense. Mais une révolution est une chose rare. Et la plupart des gens sont réactionnaires, de toute manière. Les paysans ont leurs traditions, leur sens des valeurs, leurs habitudes auxquelles ils se conforment. Mais ils vivent à la limite du précaire, et n’importe quel changement rapide peut les faire basculer. Au début, il ne s’agissait pas de politique mais de survie. J’avais ton âge quand j’ai vécu tout ça. Ceux que l’on a envoyés sur Mars n’étaient pas pauvres, non, mais ils avaient leurs propres traditions et, tout comme les pauvres, ils n’avaient pas vraiment de pouvoir. Quand le flux migratoire de 2050 leur est tombé dessus, leurs traditions ont été balayées. Alors, ils se sont battus pour ce qui leur restait. Et pour dire la vérité, ils ont perdu. Et c’est pour ça, tu vois, que nous vivons cachés et que toute une nouvelle population se déverse sur Mars. Des gens qui vivaient dans des conditions vraiment dures sur Terre, et qui ne sont pas trop surpris par ce qu’ils trouvent en arrivant. Ils ont droit au traitement et ensuite ils sont heureux. On ne voit plus tant de gens qui essaient de sortir des refuges, comme avant 61. Du moins, ils ne sont pas nombreux. Du moment qu’ils ont de quoi se distraire et qu’ils s’accrochent à leurs traditions, ils ne lèveront pas le petit doigt.
— Mais… commença Nirgal avant de s’interrompre.
Coyote rit en voyant son expression.
— Mais qui sait ? Bientôt, il y aura sans doute un nouvel ascenseur sur les hauteurs de Pavonis Mons et les embrouilles recommenceront avec ces sales requins. Et vous, les jeunes, vous ne tiendrez probablement pas à vous laisser exploiter par eux. Mais on verra bien, le temps venu. En attendant, on peut toujours se marrer un peu, non ? Entretenir la flamme.
La nuit venue, Coyote arrêta le patrouilleur et dit à Nirgal de mettre son walker. Ils firent quelques pas sur le sable et Coyote se tourna vers le nord.
— Regarde le ciel, dit-il.
Nirgal tourna la tête. Une étoile nouvelle éclata à l’horizon. En quelques secondes, elle devint une comète qui volait d’ouest en est. À mi-chemin, son noyau étincelant explosa et des fragments se dispersèrent dans toutes les directions.
— C’est un des astéroïdes de glace ! s’écria Nirgal.
Coyote eut un reniflement de mépris.
— Ça ne te surprend pas, hein, gamin ? Mais je vais te dire quelque chose que tu ne sais pas. C’était l’astéroïde 2089 C, et est-ce que tu as vu comment il a explosé en fin de course ? Ça, c’était une première. C’a été fait exprès. Si on les fait sauter à leur entrée dans l’atmosphère, on peut utiliser des astéroïdes plus gros sans risque pour la surface. Et cette idée, elle est de moi ! Je leur ai expliqué moi-même la technique, j’ai téléchargé une suggestion anonyme dans l’IA alors que j’étais sur le site de Greg, occupé à décrypter leur système de communications, et ils ont sauté dessus. Maintenant, ils vont continuer à faire ça. À raison d’un ou deux comme celui-là chaque saison, l’atmosphère va devenir plus dense très rapidement. Regarde comme les étoiles scintillent. Comme elles le font toutes les nuits sur Terre. Oh, gamin… Un jour, ça sera comme ça. Et tu respireras comme un oiseau dans le ciel. Peut-être que ça nous aidera à changer l’ordre des choses sur ce monde. Mais avec ce genre de problème, on ne peut jamais savoir vraiment.
Nirgal ferma les yeux et vit les images rémanentes en rouge du météore de glace. Des météores pleuvaient en feux d’artifice, on creusait des trous dans le manteau planétaire, on pouvait éveiller des volcans… Tournant la tête, il aperçut la silhouette petite et frêle de Coyote qui sautait sur le sable. Son casque était trop grand pour lui et lui donnait l’apparence d’un mutant, ou d’un shaman coiffé de la tête d’un animal sacré, lancé dans une danse d’invocation, là, au milieu du désert. Aucun doute : Coyote était bien son père !
Ils avaient fait le tour du monde, même s’ils n’avaient pas vraiment quitté l’hémisphère Sud. Maintenant, la calotte polaire se dressait sur l’horizon, de plus en plus haute. Mais Nirgal, quand ils s’en approchèrent encore, ne la trouva plus aussi impressionnante qu’au début de leur voyage. Ils contournèrent la glace jusqu’à l’entrée du hangar, quittèrent le patrouilleur-rocher qui était devenu si familier pour Nirgal, passèrent dans les sas d’une démarche roide avant de descendre le long tunnel qui les conduisit jusqu’à la foule familière. Tous les embrassaient, les serraient entre leurs bras, les câlinaient en leur posant des centaines de questions.
Nirgal recula timidement, mais ce n’était pas nécessaire. C’était Coyote qui tenait conférence et lui se contenta de rire. Il regarda fugacement autour de lui et redécouvrit un monde plus petit : le dôme, après tout, ne mesurait que cinq kilomètres et culminait à deux cent cinquante mètres au-dessus du lac. Un tout petit monde.
Quand la réception se calma, il sortit dans la lumière pâle du matin et promena les yeux sur les maisons et les abris de bambous, les collines et les arbres en inspirant l’air vif. Tout était petit, mais étrange aussi. Alors, il s’avança entre les dunes jusqu’à la demeure d’Hiroko, tandis que les mouettes tourbillonnaient au-dessus de lui. Il s’arrêta plusieurs fois pour poser son regard nouveau sur les choses. L’air, sur la grève du lac, avait une senteur froide de sel et d’algue qui lui était si familière qu’elle déclencha un million de souvenirs profonds en lui. Il sut alors avec certitude qu’il était bien de retour chez lui.
6
Mais son chez-lui avait changé. À moins que ce ne fut lui. Entre la tentative pour sauver Simon et son voyage avec Coyote, il était devenu un adolescent à part. Les aventures exceptionnelles dont il avait rêvé depuis si longtemps n’avaient eu pour résultat que de faire de lui un exilé parmi ses amis. Jackie et Dao étaient plus proches l’un de l’autre qu’avant son départ, et ils formaient un bouclier entre lui et les plus jeunes des sansei. Très vite, Nirgal prit conscience qu’il n’avait jamais voulu être différent, après tout. Il ne souhaitait qu’une chose : se mêler à cette petite bande, ne faire qu’un avec ses demi-frères et demi-sœurs.
Mais quand il s’approchait d’eux, le silence tombait, et Dao les entraînait plus loin. Et il était forcé de retourner avec les adultes, qui avaient commencé à lui tenir compagnie chaque après-midi, en fait. Ils espéraient sans doute le soulager ainsi du traitement dur que lui infligeaient les autres, mais cela n’avait pour effet que de le rendre un peu plus sensible encore. Il n’existait pas de remède à sa nouvelle situation. Un jour qu’il suivait la grève dans la clarté d’étain de l’automne, il se dit que sa jeunesse était finie. Il était désormais quelqu’un d’autre, ni adulte ni enfant. Un être solitaire, un étranger dans sa propre cité. Et il trouva dans cette prise de conscience mélancolique un plaisir particulier.