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— À la mer d’Hellas, et à tous les marins qui feront voile, entre les icebergs et les tempêtes, jusqu’à la rive lointaine !

Ce fut un moment enthousiasmant : ils applaudissaient tous, et poussaient des hourras jusque sur la corniche. L’orchestre tzigane se lança dans une version tango d’une ancienne chanson de bord, et Maya sentit un faible sourire sur ses joues pendant toute la soirée. Même lorsqu’ils discutèrent de l’éventualité d’une deuxième vague qui pourrait submerger le front de mer d’Odessa. Ils avaient fait des calculs extrêmement précis, et une survague, comme ils disaient, était improbable et même impossible. Odessa tiendrait le coup.

Mais les nouvelles affluaient de partout, et c’étaient elles qui menaçaient de les submerger. Sur Terre, les guerres au Nigeria et en Azanie avaient provoqué un conflit économique acharné entre Armscor et Subarashii. Les fondamentalistes hindous, chrétiens et musulmans faisaient de nécessité vertu et avaient déclaré que le traitement de longévité était l’œuvre de Satan. De nombreux « mortels » avaient rejoint leurs mouvements. Ils s’étaient emparés des gouvernements locaux et des foules entières s’étaient lancées dans des attaques directes contre les centres des métanats. Dans le même temps, les métanationales majeures essayaient de ressusciter l’ONU afin de la mettre en avant comme une alternative à la Cour mondiale. Mouvement qui était suivi par les principaux clients des métanats et le Groupe des Onze. Michel considérait cela comme une victoire, car la peur envers la Cour mondiale était ainsi prouvée. Tout renforcement d’un organisme international comme l’ONU, disait-il, valait mieux que rien. Mais désormais, il existait deux systèmes d’arbitrage en compétition, l’un étant contrôlé par les métanats, ce qui leur permettait plus facilement d’éviter celui qu’elles n’aimaient pas.

Sur Mars, les choses allaient à peine mieux. La police de l’ATONU ratissait le Sud sans rencontrer de résistance, hormis des explosions occasionnelles et inexpliquées de véhicules robots. Prometheus avait été le dernier refuge caché découvert et investi. De tous les grands refuges, seul Vishniac demeurait, et ses habitants jouaient à faire le mort pour que les choses demeurent ainsi. La région polaire sud ne faisait plus partie de l’underground.

Dans un tel contexte, Maya n’était pas surprise de constater la peur des gens qui participaient à ses meetings, parfois. Il fallait du courage pour se joindre à un underground qui rétrécissait visiblement, comme l’île Moins-Un. Ils devaient être poussés par la peur, se disait-elle, par l’indignation et l’espoir. Mais leur peur était réelle. Ils n’étaient pas convaincus que leur entreprise ait un effet bénéfique.

Et puis, il devait être tellement facile à un espion de se glisser parmi les nouveaux immigrants. Parfois, elle avait quelque mal à leur faire confiance. Une nuit, lors d’un meeting avec de nombreux nouveaux, elle repéra un jeune homme au premier rang, dont le regard ne lui plaisait pas. Après le meeting, qui avait été tiède, elle regagna l’appartement avec des amis de Spencer et en parla à Michel.

— Ne t’inquiète pas, lui dit-il.

— Qu’est-ce que ça veut dire : ne t’inquiète pas ?

Il haussa les épaules.

— Tous les membres ne se perdent jamais de vue. Ils s’assurent toujours de se connaître les uns les autres. Et les hommes de Spencer sont armés.

— Tu ne m’avais jamais dit ça.

— Je pensais que tu le savais.

— Allons. Ne me traite pas comme une idiote.

— Mais non, Maya. Mais, de toute façon, c’est tout ce que nous pouvons faire, à moins de nous cacher totalement.

— Je n’ai jamais suggéré ça ! Pour qui tu me prends ? Pour une lâche ?

Il afficha une expression amère et jeta quelque chose en français. Puis il reprit son souffle et, toujours en français, se mit à jurer. Mais elle devina que c’était là une réaction délibérée de sa part – qu’il avait décidé que ces querelles étaient bonnes pour elle, cathartiques pour lui, et qu’ils pouvaient poursuivre, lorsque c’était inévitable, selon une espèce de méthode thérapeutique, ce qui, bien entendu, était intolérable. C’était une manipulation et, sans même y réfléchir, elle bondit vers la cuisine, s’empara d’une casserole en cuivre et la brandit au-dessus de sa tête. Il fut à ce point surpris qu’il l’évita de peu.

— Putain ! gronda-t-il. Pourquoi ça ? Pourquoi[77] ?

— Je n’ai pas de leçon à recevoir. (Elle était satisfaite de constater sa réelle fureur, mais ça ne la calmait pas pour autant.) Espèce de connard de coupeur de têtes, si tu n’étais pas aussi mauvais dans ton boulot, les Cent Premiers ne seraient pas devenus dingues et ce monde ne serait pas dans la merde ! Tout ça, c’est ta faute !

Elle claqua la porte et descendit jusqu’au café pour ruminer. C’était vraiment moche d’avoir un psy comme compagnon, mais aussi, elle avait un comportement atroce, à ainsi perdre tout contrôle et à le provoquer. Ce soir-là, il ne descendit pas la rejoindre, mais elle attendit jusqu’à l’heure de la fermeture.

Elle s’était à peine allongée et venait de sombrer dans le sommeil quand on frappa à la porte. Rapidement, furtivement. Elle eut instantanément peur, et Michel regarda par le judas. Puis il ouvrit. C’était Marina.

Elle se laissa tomber sur le canapé à côté de Maya, tendit ses mains tremblantes, serra les siennes et dit :

— Ils ont pris Sabishii. Les troupes de sécurité. Hiroko était venue en visite avec tout son cercle intime, et il y avait aussi tous les sudistes qui avaient échappé aux raids. Et Coyote également. Ils étaient tous là, avec Nanao, et Etsu, et tous les issei…

— Ils n’ont pas résisté ? demanda Maya.

— Ils ont essayé. Des tas de gens ont été tués à la gare. Ça les a ralentis, et je pense que certains ont réussi à se réfugier dans le labyrinthe du mohole. Mais tout le secteur était cerné. Ils ont crevé la tente. Je vous jure, c’était comme au Caire en 61.

Elle fondit soudain en larmes, le visage entre ses mains. Maya et Michel étaient assis à ses côtés. Cela ne ressemblait guère à Marina, et la réalité des nouvelles qu’elle apportait les frappa d’autant.

En se redressant, elle s’essuya les paupières et le nez. Michel lui tendit un mouchoir. Et elle reprit avec plus de calme :

— Je crains qu’il y ait beaucoup de morts. J’étais à l’extérieur, avec Vlad et Ursula, dans un des ermitages des rochers. Nous y sommes restés trois jours. Ensuite, on a réussi à se glisser vers les garages secrets et à prendre des patrouilleurs-rochers. Vlad est parti pour Burroughs, Ursula pour Elysium. Nous essayons de donner l’alerte à un maximum de Cent Premiers. Surtout Sax et Nadia.

Maya se leva et s’habilla, puis elle alla frapper à la porte de Spencer. En regagnant la cuisine, elle fit bouillir de l’eau pour le thé en refusant de regarder la photo de Frank qui lui répétait : Je te l’avais dit. C’est comme ça que ça se passe. Elle revint avec les tasses dans le living. Ses mains tremblaient et elle se brûla les doigts. Michel avait le visage blême et luisant de sueur, et il n’écoutait plus ce que racontait Marina. Bien sûr… si le groupe d’Hiroko s’était trouvé là-bas, alors il avait perdu toute sa famille, qu’ils aient été capturés ou tués. Maya distribuait les tasses. Dès que Spencer arriva et qu’il eut appris la nouvelle, elle prit un peignoir qu’elle drapa sur les épaules de Michel, déchirée à l’idée d’avoir si lamentablement choisi le moment pour l’agresser. Elle lui serrait la cuisse pour essayer de lui dire qu’elle était là, près de lui, qu’elle aussi faisait partie de sa famille, qu’elle avait renoncé à tous ses jeux, qu’elle ferait de son mieux désormais – qu’elle ne le traiterait plus comme un animal domestique ou un punching-ball… Qu’elle l’aimait. Mais, sous sa main, sa cuisse était comme de la céramique tiède, il ignorait visiblement sa caresse, et peut-être n’avait-il même pas conscience de sa présence. Et Maya se dit que c’était dans les moments où ils en avaient le plus besoin que les êtres humains faisaient le moins les uns pour les autres.

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En français dans le texte. (N.d.T.)