Elle se leva pour servir du thé à Spencer, en évitant de poser les yeux sur la photo ou sur l’image pâle de son visage reflété dans la fenêtre de la cuisine, de rencontrer ce regard de vautour qu’elle ne supportait pas. Ne jamais regarder en arrière.
Pour l’instant, elle ne pouvait rien faire d’autre que rester assise, et attendre le matin. À absorber les nouvelles, à résister. Ils parlaient, ils écoutaient Marina qui venait de reprendre son récit par le détail. Ils appelèrent sur les lignes de Praxis pour tenter d’en savoir plus. Puis ils s’asseyaient à nouveau, abattus et silencieux, enfermés dans leurs réflexions, leurs univers solitaires. Les minutes étaient des heures, et les heures devenaient des années. C’était l’espace-temps infernal des nuits de veille, le plus ancien des rituels humains, quand les gens essaient en vain d’arracher un sens à une catastrophe survenue au hasard.
Quand l’aube se dessina, le ciel était bas, et la pluie crépitait sur la tente. Plusieurs heures douloureuses passèrent et Spencer entreprit d’essayer d’entrer en contact avec tous les groupes d’Odessa. Durant cette première journée et celles qui suivirent, ils répandirent peu à peu les informations, qui avaient été censurées sur Mangalavid et les autres réseaux. Mais il était évident qu’il s’était passé quelque chose, car toute nouvelle de Sabishii avait été supprimée des bulletins, et même des infos financières. Les rumeurs couraient et ne faisaient que s’amplifier face à l’absence de nouvelles. Elles allaient de l’indépendance de Sabishii à sa destruction. Mais lors des meetings de la semaine suivante, Maya et Spencer purent rapporter ce que Marina leur avait dit, et ils passèrent des heures à discuter de ce qu’il convenait de faire. Maya fit de son mieux pour convaincre les autres qu’ils ne devaient pas passer à l’action avant d’être prêts, mais c’était difficile. Ils étaient tous furieux, apeurés, et de nombreux incidents avaient éclaté en ville et tout autour d’Hellas, comme partout sur la planète – manifestations, sabotages mineurs, assauts contre des personnels et des postes de la sécurité, pannes d’IA, grèves partielles.
— Il faut qu’on leur montre qu’ils ne s’en tireront pas comme ça ! proclama Jackie sur le réseau, comme si elle était partout à la fois.
Même Art était d’accord avec elle :
— Je crois que des manifestations de protestation civile par le maximum de population que nous pourrons rassembler devraient les ralentir. Il faudrait que ces salauds y réfléchissent à deux fois avant de recommencer.
Pourtant, après quelque temps, la situation se stabilisa. Sabishii fut rétablie sur le réseau et le service ferroviaire reprit, avec la vie. Mais ce n’était plus comme avant : une force de police importante demeurait sur place, contrôlait les portes de la ville et essayait de découvrir toutes les grottes cachées du labyrinthe du mohole. Pendant cette période, Maya eut de longs entretiens avec Nadia, qui travaillait sur Fossa Sud, et avec Nirgal et Art, et même Ann, qui l’avait appelée depuis l’un de ses refuges d’Aureum Chaos. Ils étaient tous d’accord : quoi qu’il soit advenu à Sabishii, ils devaient attendre le moment pour déclencher une insurrection générale. Sax lui-même appela Spencer pour lui dire qu’il avait « besoin de temps ». Ce que Maya trouva rassurant, puisque Sax semblait en accord avec le sentiment profond qu’elle ressentait : le moment n’était pas encore venu. On les provoquait dans l’espoir de les voir se lancer dans une révolution prématurée. Ann, Kasei, Jackie et les autres radicaux – Dao, Antar et même Zeyk – ne se satisfaisaient pas de cette attente et ils se montraient pessimistes quant à son efficacité.
— Vous ne comprenez pas, insista Maya. C’est tout un nouveau monde qui se développe, et plus nous attendrons, plus il sera fort. Tenez-vous prêts.
Puis, un mois environ après la fermeture de Sabishii, ils reçurent un bref message codé de Coyote sur leurs blocs de poignet – ils virent son visage déjeté inhabituellement sérieux. Il leur annonça qu’il s’était échappé par le labyrinthe de tunnels secrets du terril du mohole et qu’il avait regagné le Sud, où il se cachait maintenant dans un de ses refuges privés.
— Et Hiroko ? demanda instantanément Michel. Et les autres ?…
Mais Coyote s’était déjà effacé.
— Je ne pense pas qu’ils aient réussi à capturer Hiroko, reprit Michel en se mettant à déambuler dans la pièce sans même s’en rendre compte. Pas plus elle que n’importe lequel des autres ! S’ils avaient été pris, je suis sûr que l’Autorité transitoire l’aurait proclamé. Je parie qu’Hiroko a repris le chemin de l’underground avec les autres. Depuis Dorsa Brevia, ils n’aiment guère ce qui se passe, ils n’apprécient pas les compromis, et c’est bien pour ça qu’ils sont partis. Depuis, tout ce qui s’est passé n’a fait que les conforter dans leur opinion qu’ils ne peuvent pas nous faire confiance pour construire le monde qu’ils veulent. Ils ont profité de cette occasion pour redisparaître. C’est sans doute le coup de Sabishii qui les aura forcés à agir sans nous prévenir.
— C’est possible, fit Maya, en prenant soin d’avoir l’air convaincue.
Michel semblait refuser la réalité, mais qu’importait, du moment que ça l’aidait ? Et Hiroko était capable de tout. Mais Maya s’arrangea pour donner une réponse crédible, dans le plus pur style Maya, pour qu’il ne devine pas qu’elle ne cherchait qu’à le rassurer.
— Mais où ont-ils pu aller ?
— Je dirais qu’ils sont retournés dans le chaos. La plupart des anciens abris existent encore.
— Mais toi ?
— Ils me le feront savoir. (Il réfléchit brièvement en la dévisageant.) Ou alors, ils pensent que tu es ma famille, désormais.
Ainsi donc, il avait senti la caresse de sa main, pendant cette heure horrible. Mais le sourire qu’il lui adressa était si forcé qu’elle tressaillit et le serra soudain tellement fort qu’elle semblait vouloir l’écraser, pour lui montrer à quel point elle l’aimait et combien elle détestait sa tristesse.
— Ils ont raison, dit-elle d’un ton âpre. Mais ils devraient quand même te contacter.
— Mais ils le feront. J’en suis certain.
Maya n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle devait penser de cette théorie de Michel. Coyote s’était bel et bien évadé du labyrinthe du mohole et il était probable qu’il avait dû aider ses amis autant qu’il le pouvait. Hiroko avait sans doute été la première sur la liste. Elle interrogerait Coyote dès qu’elle le verrait ; mais il ne lui avait jamais rien dit jusque-là. En tout cas, Hiroko et ceux du cercle intime avaient disparu. Ils étaient morts, prisonniers, ou bien cachés : c’était un coup cruel porté à la cause, car Hiroko était le centre moral d’une majorité de la Résistance.