Mais elle avait été tellement bizarre. Une partie de Maya, surtout subconsciente et ignorée, n’était pas vraiment malheureuse de voir Hiroko effacée de la scène, quelles qu’aient été les circonstances. Maya n’avait jamais été capable de vraiment communiquer avec Hiroko, de la comprendre, et même si elle l’avait aimée, elle avait toujours été énervée par ses errances et cette façon qu’elle avait de compliquer les choses. Et c’était également irritant qu’il y eût un autre pouvoir parmi les femmes des Cent Premiers, un pouvoir sur lequel elle n’avait absolument aucune influence. Bien sûr, l’idée que tout le groupe ait été capturé ou, pire encore, tué était atroce. Mais s’ils avaient décidé de disparaître à nouveau, ça ne serait peut-être pas aussi mal. Les choses en seraient simplifiées, dans une période où ils avaient besoin de simplification, ce qui donnerait à Maya plus de contrôle potentiel sur les événements futurs.
Elle espérait donc de tout son cœur que la théorie de Michel était juste, elle approuvait et affectait d’adhérer à son analyse d’une manière réservée très réaliste. Et puis, ils se rendaient à un autre meeting, pour calmer une autre communauté d’indigènes en colère. Les semaines passèrent, puis les mois. Il semblait qu’ils aient survécu à la crise. Mais sur Terre, les choses dégénéraient, et Sabishii, leur ville universitaire, le joyau du demi-monde, fonctionnait sous une sorte de loi martiale. Et Hiroko avait disparu. Hiroko qui était leur cœur. Maya elle-même, qui avait éprouvé au début un certain bonheur à en être débarrassée, était de plus en plus oppressée par son absence. Le concept de Mars Libre avait été partie intégrante de l’aréophanie, après tout – et voilà qu’il était réduit à une question de politique, à la survie du mieux adapté…
Les choses avaient perdu leur essence. Comme l’hiver s’écoulait et que les nouvelles de la Terre ne parlaient que de l’escalade des conflits, Maya remarqua que les gens avaient un besoin de plus en plus grand de distraction. Les soirées étaient plus bruyantes et survoltées. La corniche était investie chaque nuit, et parfois, comme pour Fassnacht ou le Nouvel An, tout le monde y accourait, tout le monde dansait, buvait et chantait avec une gaieté féroce, sous les petits slogans rouges des murs :
ON NE PEUT JAMAIS REVENIR EN ARRIÈRE. MARS LIBRE. Mais comment ? Comment ?
Cet hiver-là, le Nouvel An fut particulièrement frénétique. On abordait M-50, un anniversaire important, et tous voulaient le fêter comme il convenait. En compagnie de Michel et Spencer, Maya descendit jusqu’à la corniche en domino et observa avec curiosité les lignes ondulantes des danseurs, tous ces corps jeunes, grands et souples, ces visages masqués au-dessus de poitrines nues, comme surgis d’anciennes gravures hindoues. Les seins et les pectoraux vibraient gracieusement au rythme d’un steel band de nuevo calypso. Comme c’était étrange ! Ces jeunes Martiens, ces extraterrestres étaient ignorants mais tellement beaux ! Tellement beaux ! Et elle était là, sur le front de mer encore sec de cette ville qu’elle avait aidé à construire… Elle décollait à l’intérieur d’elle-même, franchissait l’équinoxe dans l’élan glorieux de l’euphorie. Ce n’était peut-être qu’un accident biochimique, et c’était même probable vu la situation sinistre des deux mondes qui étaient entre chien et loup, mais elle éprouvait une émotion vraie qui se répandait dans tout son corps. Et elle entraîna Michel dans la file des danseurs et elle se mit à s’agiter jusqu’à être baignée de sueur, transportée, heureuse.
Ils passèrent un moment dans le café. C’était une sorte de réunion intime de quelques-uns des Trente-Neuf Premiers : elle, Michel et Spencer, Vlad, Ursula et Marina, Yeli Zudov et Mary Dunkel, qui s’étaient glissés hors de Sabishii un mois après le raid, ainsi que Mikhail Yangel, qui était venu de Dorsa Brevia, et Nadia, descendue de Fossa Sud. Ils étaient dix.
— Une décimation, remarqua Mikhail.
Et ils commandaient des bouteilles de vodka en série, comme s’ils voulaient noyer le souvenir des quatre-vingt-dix autres, de leurs collègues de ferme qui, au mieux, avaient réussi à disparaître, et au pire avaient été tués. Les Russes bizarrement majoritaires, cette nuit-là, se distinguaient en portant des toasts multiples venus de leur pays. Goinfrons-nous ! À notre santé ! On trinque ! On baise ! On s’en met jusque-là ! On se rince la dalle ! On s’en met jusqu’aux yeux ! Et ainsi de suite, jusqu’à ce que Michel, Mary et Spencer prennent un air stupéfait. Mais, leur expliqua Mikhail, c’était comme les Eskimos avec la neige.
Alors, ils se relancèrent dans la danse, ils formèrent leur propre file qui se mit à chalouper dangereusement entre les jeunes noceurs. Cinquante longues années martiennes et ils avaient survécu et ils dansaient encore ! Un miracle !
Mais comme toujours, l’humeur prévisible de Maya atteignit un sommet et retomba soudainement. Cette nuit plus particulièrement, quand elle vit les regards intoxiqués sous les masques, quand elle discerna que chacun était lancé dans son propre voyage et ne visait que la fuite dans son monde privé, là où n’existait plus que le partenaire de la fin de nuit. Là, rien n’avait changé.
— Rentrons, lança-t-elle à Michel qui se trémoussait encore devant elle au rythme de l’orchestre, ravi par le spectacle de tous ces jeunes corps minces. Rentrons : je ne peux plus supporter ça.
Mais lui voulait rester, et les autres aussi. À la fin, elle retourna seule à l’appartement, elle passa le portail, grimpa les marches, suivie par le tintamarre de la fête.
Et elle retrouva le sourire du jeune Frank au-dessus de l’évier. Il souriait devant son désarroi. C’est normal, bien sûr, lui disait-il. Moi aussi, je connais cette histoire. J’ai souffert pour l’apprendre. Les anniversaires, les mariages, les moments de bonheur : tout cela passe. Tout cela est parti. Sans jamais rien signifier. Son sourire était mince, déterminé, et ses yeux… c’était comme regarder à travers les fenêtres d’une maison vide. Maya renversa une tasse qui alla se briser sur le sol. Elle regarda un instant l’anse tourner et se mit à pleurer avant de se laisser tomber à genoux, les mains croisées sur les cuisses.
Avec la nouvelle année, ils apprirent que des mesures de sécurité renforcées avaient été prises à Odessa même. Apparemment, l’ATONU avait tiré des leçons de Sabishii et était décidée à neutraliser les autres villes de manière plus subtile : passeports nouveaux, contrôles à chaque porte, à chaque garage, accès restreint aux trains. La rumeur disait qu’ils en avaient après les Cent Premiers en particulier, qu’ils les accusaient de complot pour renverser l’Autorité transitoire.
Pourtant, Maya tenait à ce que les meetings de Mars Libre continuent, et Spencer était d’accord.
— Aussi longtemps que nous le pourrons, lui avait-elle dit.
C’est ainsi qu’une nuit ils s’engagèrent ensemble dans l’interminable escalier de pierre qui accédait à la ville haute. Michel s’était joint à eux pour la première fois depuis l’attaque de Sabishii, et Maya avait l’impression qu’il se remettait plutôt bien du choc, depuis cette terrible nuit où Marina avait frappé à leur porte.
Mais Jackie Boone et le reste de sa bande, Antar et les Zygote, les rejoignirent. Ils étaient arrivés à Odessa par le train d’Hellas, fuyant les soldats de l’ATONU, plus militants que jamais, déchaînés contre l’attaque de Sabishii. La disparition d’Hiroko et de son groupe avait fait sortir les ectogènes de leurs gonds. Pour eux, après tout, Hiroko était la mère, et ils semblaient tous d’accord pour déclarer qu’il était temps de sortir de la clandestinité pour déclencher une rébellion générale. Il n’y avait plus une minute à perdre, dit Jackie au public, si on voulait sauver les Sabishiiens et les colons qui se cachaient dans les refuges.