— Ou alors, ce sera comme en 61 ! s’écria Maya.
— Je sais, je sais. Tu as raison sur ce point, Maya, je te l’accorde. J’espère qu’ils sont suffisamment nombreux à penser comme moi.
— Il faut faire mieux qu’espérer.
Ce qui signifiait qu’elle devrait agir par elle-même. Qu’elle devrait plonger complètement dans l’underground, aller de cité en cité, de refuge en refuge, comme Nirgal l’avait fait des années durant, sans foyer ni travail, pour rencontrer autant de cellules révolutionnaires que possible et essayer de les maintenir de leur côté. Ou, au moins, tenter de les empêcher d’exploser trop tôt. Il serait impossible de continuer à travailler sur le projet de la mer d’Hellas.
Elle en avait donc fini avec cette existence. Elle descendit du tram, jeta un bref regard vers le parc de la corniche, puis passa le portail de leur immeuble, traversa le jardin, monta l’escalier et s’engagea dans le couloir si familier avec le sentiment d’être pesante, vieille et très, très fatiguée. Elle inséra la clé sans y penser et déambula dans l’appartement en regardant toutes ces choses familières : les livres de Michel empilés sur les rayonnages, la housse Kandinski du canapé, les croquis de Spencer, la table basse bancale, les chaises et la table de cuisine esquintées, le coin cuisine bien en ordre, avec le visage familier au-dessus de l’évier. Dans combien de vies antérieures avait-elle connu ce visage ? Tous ces vieux éléments du décor suivraient le cours de leur vie. Elle s’immobilisa au centre de la chambre, vidée, désemparée, regrettant toutes ces armées qui avaient passé sans même qu’elle s’en rende compte. Presque une décennie de travail productif, de vie réelle, et elle était prise une fois encore dans le vent furieux de l’histoire, vers un paroxysme qu’elle devait tenter de dévier ou, du moins, de suivre, en l’orientant vers des voies qui leur permettraient à tous de survivre. Maudit soit le monde ! Ce monde indiscret, étouffant et aveugle, qui roulait sur le présent en brisant des vies. Elle avait aimé cet appartement, cette ville, cette vie avec Michel, Spencer, Diana et tous ses collègues de travail, avec ses habitudes, sa musique et les petits plaisirs du quotidien.
Son regard morne se posa sur Michel. Il s’était arrêté sur le seuil et observait la pièce comme s’il voulait s’en souvenir. Puis il eut un haussement d’épaules bien français.
— La nostalgie avant son heure, fit-il en essayant de sourire.
Il ressentait la même chose. Cela n’existait pas seulement dans son esprit, se dit Maya, c’était réel.
Avec un effort, elle lui retourna son sourire, s’avança et lui prit la main. En bas de l’escalier, un bruit de piétinements annonça le retour de la bande de Zygote. Ils pouvaient bien s’installer dans l’appartement de Spencer, ces salopards.
— Si ça marche, dit-elle, nous reviendrons un jour.
9
Dans la lumière d’une fraîche matinée, ils descendirent vers la gare, passèrent devant les cafés, les chaises encore humides retournées sur les tables. À la gare, ils présentèrent leurs vieilles identités de poignet et obtinrent sans difficulté des billets. Ils prirent un train jusqu’à Montepulciano, louèrent des combinaisons et des casques, quittèrent la tente et dévalèrent l’une des ravines profondes, au bas des collines. Coyote les attendait dans un patrouilleur-rocher. Il les conduisit jusqu’au cœur d’Hellespontus, vers le haut d’un réseau de vallées en fourchette. Ils franchirent col après col dans un chaos rocailleux tombé du ciel, un labyrinthe cauchemardesque et désolé – et se retrouvèrent en bas de la pente occidentale, au-delà du cratère Rabe, dans les collines balafrées de cratères des highlands de Noachis. Ils étaient désormais coupés du réseau, lancés dans une errance que Maya n’avait jamais connue.
Au début de cette période, Coyote les aida énormément. Il n’était plus le même, se disait Maya. Il était encore préoccupé par la prise de Sabishii, et même tourmenté. Il ne répondait pas quand ils l’interrogeaient à propos du sort d’Hiroko et des colons clandestins. Il répétait si souvent « je ne sais pas », qu’elle commença à le croire, surtout quand son visage se déformait pour prendre une expression tellement humaine de détresse, comme si sa fameuse insouciance indestructible avait été pulvérisée.
— Sincèrement, j’ignore s’ils ont pu ou non s’en sortir. J’étais déjà dans le labyrinthe du terril quand ils ont occupé la place. Je me suis enfui dans un patrouilleur aussi vite que j’ai pu en me disant que je serais plus utile à l’extérieur. Mais personne n’est sorti. J’étais du côté nord, et il est possible qu’ils soient tous sortis par le sud. Ils étaient dans le labyrinthe, eux aussi, et Hiroko a des abris d’urgence, comme moi. Mais je ne suis sûr de rien.
— Voyons si nous pouvons trouver quelque chose, dit Maya.
Il les emmena donc vers le nord. À un certain point, ils quittèrent la piste Sheffield-Burroughs pour pénétrer dans un tunnel à peine plus grand que leur véhicule. Ils y passèrent la nuit dans des anfractuosités inconfortables et se ravitaillèrent dans des placards dissimulés. Aux approches de Sabishii, ils plongèrent dans un autre tunnel caché. Il faisait partie du labyrinthe du terril. Les caveaux de pierre carrés y étaient comme des tombes néolithiques, mais éclairés par un ruban luminescent et chauffées. Là, ils furent accueillis par Nanao Nakayama, l’un des issei, plus jovial que jamais. Sabishii leur avait été plus ou moins restituée, et même si la police de l’ATONU était encore en ville, et plus particulièrement dans la gare et aux portes, elle ne mesurait pas encore la pleine extension des complexes du mohole et n’était pas en mesure de bloquer totalement l’aide de la ville à ceux de l’underground. Sabishii n’était plus un demi-monde ouvert, expliqua Nanao, mais ils travaillaient encore.
Mais pourtant, lui non plus ne savait pas ce qu’était devenue Hiroko.
— Nous n’avons pas vu si on les arrêtait. Mais, après que les choses sont revenues au calme, nous n’avons pas retrouvé Hiroko et les siens ici. Et nous ne savons pas où ils ont pu aller. (Il porta la main à sa boucle d’oreille en turquoise, visiblement perplexe.) Je crois qu’ils sont probablement livrés à eux-mêmes. Hiroko a toujours pris la précaution de se ménager des caches partout où elle allait. C’est ce qu’Iwao m’a expliqué un soir où nous avions bu pas mal de saké près de la mare aux canards. Et puis, il me semble qu’Hiroko a l’habitude de disparaître comme ça, mais pas l’Autorité transitoire. On peut donc en déduire qu’elle a choisi délibérément de le faire. Mais bon… Vous devez avoir envie de prendre un bain et de manger. Ensuite, si vous pouviez discuter un peu avec les sansei et les yonsei qui sont venus nous rejoindre, ce serait une bonne chose pour eux.
Ils restèrent dans le labyrinthe pendant près de deux semaines, et Maya rencontra plusieurs des nouveaux groupes clandestins. Elle passa le plus clair de son temps à les encourager, à leur assurer qu’ils pourraient retourner en surface, et même regagner Sabishii très bientôt. La sécurité s’était renforcée, mais les réseaux restaient très perméables, l’économie alternative trop importante pour un contrôle total. La Suisse leur fournirait de nouveaux passeports. Praxis leur donnerait des emplois, et ils pourraient reprendre leur travail. La chose la plus importante était de coordonner leurs efforts et de résister à la tentation d’un soulèvement prématuré.
Après l’un des meetings, Nanao lui dit que Nadia lançait les mêmes appels dans Fossa Sud et que Sax les imitait avec son équipe en demandant à tous de leur accorder plus de temps. Ils étaient donc d’accord sur la politique à suivre, du moins les vieux routiers. Quant à Nirgal, il travaillait de près avec Nadia et soutenait sa politique. C’étaient donc les groupes radicaux qui étaient les plus difficiles à contenir, et c’était Coyote qui avait le plus d’influence sur eux. Il voulait visiter en personne certains refuges des Rouges, et Maya et Michel l’accompagnèrent sur la route de Burroughs.