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— Maya, nous le savons déjà. Nous travaillons avec Sax et nous avons une idée de ce que nous préparons, et ce que tu dis est ou bien évident ou totalement faux. Parle aux Rouges si tu veux te rendre utile, mais pas à nous.

Elle jura devant l’écran avant de s’entretenir avec Spencer. Qui lui dit :

— Sax considère que si nous devons nous débarrasser d’eux, nous avons besoin d’armes, ne serait-ce qu’en réserve. Ça me paraît plutôt sensé.

— Qu’est devenue l’idée de décapitation ?

— Peut-être qu’il croit être en train de construire la guillotine. Écoute, discutes-en avec Nirgal et Art. Ou encore Jackie.

— Bien. C’est à Sax que je veux parler. Il faudra bien qu’il me parle un jour ou l’autre, merde ! Débrouille-toi pour qu’il m’appelle, veux-tu ?…

Spencer fut d’accord pour essayer. Un matin, il réussit à passer un appel privé à Sax. C’est Art qui répondit, mais il promit d’avoir Sax en ligne.

— Il est très occupé ces jours-ci, Maya. Ça me fait plaisir. Les gens l’appellent général Sax.

— Seigneur !

— Mais non, tout va bien. Ils parlent aussi du général Nadia et du général Maya.

— Ils ne m’appellent pas comme ça !

Ils parlaient plutôt de la Veuve Noire, de la Chienne. De la Tueuse. Elle le savait.

Elle vit dans le regard en biais d’Art qu’elle avait raison.

— Bon. Quoi qu’il en soit, pour Sax, c’est une plaisanterie. Les gens parlent aussi de la révolte des rats de laboratoire, ce genre de chose…

— Ça ne me plaît pas.

L’idée d’une seconde révolution semblait avoir acquis une vie propre, un élan qui échappait à toute logique. Ça n’était plus qu’une chose qu’ils accomplissaient, qu’ils avaient toujours dû accomplir. Hors de son contrôle et de celui de quiconque. Même leurs efforts collectifs, dispersés et secrets, ne semblaient pas coordonnés ou conçus selon une idée claire. Ils ne paraissaient pas savoir ce qu’ils tentaient de faire, ni pourquoi. Ça arrivait, simplement.

Quand elle s’en ouvrit à Art, il acquiesça.

— C’est ça l’histoire, je pense. Embrouillée. Il faut tenir le tigre par la queue et se cramponner. Il y a des tas de gens différents dans ce mouvement, et ils ont chacun leur propre idée. Mais si vous voulez que je vous dise, nous nous débrouillons mieux que la dernière fois. Je travaille sur quelques projets nouveaux avec la Terre, je suis en train de négocier avec la Suisse et certains membres de la Cour mondiale, etc. Et puis, Praxis nous tient complètement informés de ce qui se passe dans les métanationales, ce qui signifie que nous n’allons pas nous jeter dans quelque chose que nous ne comprenons pas.

— C’est vrai, reconnut Maya.

Les infos et les analyses qu’ils recevaient de Praxis étaient plus complètes que tous les bulletins de la Terre. Les métanats s’enfonçaient dans cette dérive que l’on appelait le métanatricide, et eux, sur Mars, dans leurs refuges et leurs sanctuaires, suivaient cela coup par coup. Subarashii s’était emparée de Mitsubishi, puis de sa vieille ennemie, Armscor, avant de se brouiller avec Amexx, qui se battait pour arracher les États-Unis au Groupe des Onze. Ils voyaient tout de l’intérieur. Rien ne ressemblait à la situation des années 2050. Ce qui était un réconfort, même mineur.

Puis Sax se montra sur l’écran, derrière Art, et la dévisagea.

— Maya !

Elle en eut la gorge nouée. Est-ce qu’il lui avait pardonné, pour Phyllis ? Est-ce qu’il comprenait pourquoi elle avait fait ça ? Sur son nouveau visage, elle ne lisait aucun indice – il était aussi impassible que l’ancien, plus difficile sans doute à déchiffrer car il était encore si peu familier.

Elle se domina, et lui demanda quels étaient ses plans.

— Aucun. Nous en sommes encore au stade des préparatifs. Nous attendons un déclencheur. Un événement. Très important. Il existe quelques possibilités que je ne perds pas de vue. Mais nous n’avons rien encore.

— Bien. Écoute, Sax.

Elle lui expliqua alors ses craintes – la puissance des troupes de l’Autorité transitoire qui était encore augmentée par les grandes métanats centristes. La tendance constante à la violence dans les factions les plus radicales de l’underground. Le sentiment qu’ils étaient en train de retomber dans le même vieux schéma. Au fur et à mesure, il cillait comme il l’avait fait autrefois, et elle sut qu’il l’écoutait vraiment, même avec ce nouveau visage – il l’écoutait enfin, et elle poursuivit plus longtemps qu’elle ne l’avait prévu, elle déballa tout : sa défiance à l’encontre de Jackie, la crainte qu’elle éprouvait de se retrouver à Burroughs, tout. C’était comme si elle parlait à un confesseur ou plaidait sa cause – comme si elle suppliait ces pures scientifiques rationnels de ne pas laisser les choses sombrer dans la folie. Comme si elle demandait à Sax de ne plus être dingue. Elle se surprit en train de balbutier et réalisa à quel degré elle était effrayée.

Il la regardait toujours en battant des cils, avec une sympathie neutre. Mais il finit par hausser les épaules et ne prononça que quelques mots. Il était devenu le général Sax, lointain, taciturne, qui lui parlait depuis ce monde étrange qui habitait son nouvel esprit.

— Donne-moi douze mois. J’en ai besoin.

— OK, Sax. (Elle se sentit rassurée, sans savoir pourquoi.) Je vais faire de mon mieux.

— Merci, Maya.

Et il s’effaça. Elle resta immobile devant le petit écran de son IA, avec le sentiment d’être vidée, soulagée. Absoute pour l’heure.

Elle retrouva son travail avec plus de volonté. Elle organisait des meetings presque chaque semaine, elle s’évadait parfois du réseau pour aller dans Elysium ou Tharsis et s’entretenir avec les cellules des grandes cités. Coyote organisait ses voyages et la promenait au-dessus de la planète dans de longs trajets nocturnes qui lui rappelaient 61. Michel, lui, se chargeait de sa sécurité et de sa protection avec une équipe d’indigènes où l’on trouvait plusieurs ectogènes de Zygote. Ils l’escortaient de refuge en abri dans chacune des cités qu’ils visitaient. Et elle parlait, parlait sans cesse. Elle ne voulait pas seulement les faire attendre mais aussi les coordonner, les obliger à admettre qu’ils étaient du même bord. Parfois, il semblait qu’elle eût un effet sur eux, elle croyait le lire sur tous ces visages. Mais, à d’autres moments, elle devait consacrer tout son effort à bloquer les freins (usés, surchauffés) sur les éléments radicaux. Ils étaient de plus en plus nombreux : Ann et les Rouges, les Mars-Unistes de Kasei, les Bogdanovistes de Mikhail, les « Boonéens » de Jackie, les radicaux arabes conduits par Antar, qui était l’un des nombreux petits amis de Jackie – Coyote, Rachel, Dao… C’était comme si elle tentait de stopper une avalanche dans laquelle elle était prise, comme si elle s’agrippait à des mottes de neige qui l’entraînaient. Dans une telle situation, la disparition d’Hiroko prenait de plus en plus figure de désastre.

Les crises de déjà vu étaient de retour, plus violentes que jamais. Elle avait déjà vécu une pareille période à Burroughs, ce qui expliquait peut-être tout. Mais la sensation était tellement dérangeante quand le déjà vu attaquait… Cette conviction profonde, dont elle ne pouvait se défaire, que tout s’était déjà produit exactement de la même manière, inéluctablement, comme si la récurrence éternelle était vraie… Elle se réveillait et allait à la salle de bains, et, oui, tout cela s’était déjà produit y compris la raideur et les petites douleurs. Et elle allait retrouver Nirgal et ses amis, et s’apercevait que c’était bien une crise de déjà vu et non une coïncidence. Ces choses étaient déjà arrivées auparavant, c’était comme un mécanisme d’horlogerie. Des attaques de destin. OK, se disait-elle, ignore-les. Dis-toi que c’est la réalité. Nous sommes tous des créatures du destin. Au moins, tu ne sais pas ce qui va se passer ensuite.