Elle voulait retrouver le visage de Frank, et une image s’imposa à elle. Il était affalé misérablement devant une table de café, avec l’anse brisée d’une tasse tournant à ses pieds. C’était elle qui avait fracassé cette tasse. Mais pourquoi ? Elle ne retrouvait pas le souvenir. Elle cliqua pour aller plus loin dans le livre, traversant des mois de vie à chaque paragraphe, l’analyse sèche avait divorcé de tout ce qui pouvait rester dans sa mémoire. Puis son regard accrocha une phrase, et elle dut faire un effort pour lire, la gorge serrée :
À partir de leur liaison dans l’Antarctique, Toitovna eut sur Chalmers une influence qu’il ne brisa jamais, même si elle perturbait ses plans personnels. C’est ainsi que lorsqu’il revint d’Elysium le mois précédant l’émeute, Toitovna le retrouva à Burroughs où ils restèrent ensemble une semaine, donnant aux autres le spectacle de leurs querelles. Chalmers voulait rester à Burroughs, où le conflit était au point de crise, alors que Toitovna voulait qu’il retourne à Sheffield. Un soir, il se montra dans un des cafés du canal dans un tel état de colère et de désarroi que les serveurs en furent effrayés. Quand Toitovna surgit, ils s’attendirent à ce qu’il explose. Mais il resta immobile tandis qu’elle lui rappelait toutes leurs connexions, toutes les dettes qu’ils avaient envers les autres, tout le passé qu’ils avaient en commun. Finalement, il céda et regagna Sheffield, où il ne put maîtriser la violence qui montait à Elysium et Burroughs. Et la révolution éclata.
Maya fixait l’écran. C’était faux, faux, archi-faux – rien de tout ça n’était arrivé ! Une liaison dans l’Antarctique ? Ça, jamais !
Mais elle l’avait affronté dans un restaurant… Et sans doute les avait-on observés… Difficile à savoir. Mais ce livre était stupide – bourré de spéculations sans fondement – il n’avait rien d’un livre d’histoire. Ou alors, toutes les histoires étaient comme ça, pour autant que quelqu’un se soit vraiment trouvé sur place et les juge correctement. Des mensonges. Elle luttait pour se rappeler – raidie, les dents serrées, les doigts crispés comme si elle allait fouiller dans ses pensées. Mais c’était comme de griffer un rocher. Et, comme elle essayait de retrouver cet instant particulier, cet affrontement au café, aucune image ne lui revint. Les phrases du livre recouvraient tout – elle lui rappelait toutes leurs connexions… Non ! Non ! Il était là, affalé à une table. C’était son image… Et il levait enfin les yeux sur elle…
Mais son visage était celui du jeune Frank, sur le mur de la cuisine de l’appartement d’Odessa.
Elle geignit et se mit à pleurer en se mordant les poings.
— Ça va ? demanda Coyote d’un ton vague.
— Non.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Non.
Frank était effacé par les livres. Et par le temps. Les années avaient passé et pour elle aussi, même pour elle, Frank Chalmers n’était plus qu’une minuscule figure historique parmi tant d’autres, comme observée par le mauvais côté d’un télescope. Un nom dans un livre. Une vie que l’on suivait au fil des lignes, comme celle de Bismarck, de Talleyrand, de Machiavel. La vie de son Frank… qui avait disparu.
Elle passait quelques heures chaque jour à examiner avec Art les rapports de Praxis, en essayant d’y découvrir des schémas qu’elle pourrait comprendre. Praxis leur transmettait une telle quantité de données qu’ils se trouvaient dans la situation inverse de celle qu’ils avaient connue dans la crise d’avant 61 – elles étaient importantes, mais trop nombreuses. Chaque jour, les étaux se resserraient sur une multitude de crises et Maya était souvent au seuil du désespoir. Plusieurs pays de l’ONU, tous clients de Consolidated ou de Subarashii, exigeaient l’abolition de la Cour mondiale dont les fonctions étaient devenues redondantes. La majorité des métanationales soutint aussitôt ce projet : la Cour mondiale était au départ une agence de l’ONU, et les métanats clamaient que cette action était légale et imposée par des raisons historiques. Mais le premier effet fut de déranger certains arbitrages en cours, ce qui aboutit à des combats en Ukraine et en Grèce.
Maya interpella Art :
— Qui est responsable ? Est-ce que quelqu’un se charge vraiment de ce genre de chose ?
— Bien sûr. Certaines-des métanats ont des présidents, et elles ont toutes des conseils d’administration. Elles se rassemblent et discutent, décident des ordres à donner. C’est comme ça que ça se passe avec Fort et les Dix-Huit Immortels de Praxis, bien que Praxis soit plus démocratique que la plupart des métanats. Ensuite, les conseils d’administration désignent le comité exécutif de l’Autorité transitoire, l’Autorité prend certaines décisions d’intérêt local. Je pourrais vous dire les noms, mais je ne crois pas qu’ils aient autant de pouvoir que les gens qui décident sur Terre.
— Peu importe.
Bien sûr qu’il y avait des responsables. Mais personne n’avait le contrôle des événements. C’était la même chose dans les deux camps. En tout cas, c’était vrai pour la Résistance. Le sabotage, essentiellement dirigé contre les plates-formes océaniques de Vastitas, était devenu pandémique, et elle croyait savoir qui en avait eu l’idée. Elle discuta avec Nadia de la nécessité de contacter Ann, mais Nadia secoua la tête.
— Nous n’avons pas une chance. Je n’ai pas pu lui parler depuis Dorsa Brevia. C’est une des Rouges les plus radicales qui soient.
— Comme toujours.
— Non, je ne pense pas qu’elle ait toujours été comme ça. Mais maintenant, ça n’a plus d’importance.
Maya retourna au travail. Elle passait de plus en plus de temps avec Nirgal. Ils profitaient mutuellement de leurs connaissances. Plus que jamais, il constituait son contact le plus solide avec les jeunes, le plus influent et le plus modéré de surcroît. Il attendait un déclencheur pour organiser une action concertée, tout comme elle, et c’était une des raisons pour lesquelles elle gravitait autour de lui. Mais il y avait aussi son tempérament, sa chaleur humaine et ses élans, et le respect qu’il lui manifestait. Il n’était pas possible d’être plus différent de Jackie, même si Maya savait qu’ils avaient des rapports très complexes qui remontaient à leur enfance. Mais depuis quelque temps, ils semblaient brouillés, ce qui ne déplaisait pas à Maya, tout en étant politiquement propice. Jackie, comme Nirgal, était une leader charismatique et elle avait recruté des partisans en nombre considérable pour son aile « boonéenne » des Mars-Unistes, qui prônait l’action immédiate, ce qui la rapprochait plus de Dao que de Nirgal, sur le plan politique tout au moins. Maya faisait son possible pour épauler Nirgal dans cet affrontement au sein des indigènes : lors de chaque meeting, elle appuyait des initiatives et des actions vertes, modérées, non violentes, centralement coordonnées. Mais elle voyait bien que la majorité des Martiens récemment politisés dans les villes était attirée par Jackie et les Mars-Unistes, qui étaient en général des Rouges, radicaux, violents, anarchistes. Du moins elle les définissait ainsi. Et les grèves à répétition, les manifestations, les émeutes, et les sabotages, écologiques ou non, tendaient à confirmer son analyse.
Il n’y avait pas seulement ce mouvement de nouvelles recrues, mais aussi les nombreux immigrants récemment arrivés et dissidents. Elle était déroutée par cette tendance et elle s’en plaignit à Art après un dépouillement des récentes infos de Praxis.
— Eh bien, dit-il d’un ton diplomatique, c’est une bonne chose d’avoir autant d’immigrants que possible de notre côté.