Évidemment, quand il n’était pas en liaison avec la Terre, il passait le plus clair de son temps à faire la navette entre les différents groupes de Résistance pour essayer de les mettre d’accord.
— Mais pourquoi vont-ils donc avec elle ?
— Ma foi… (Il agita la main.) Écoutez, ces immigrants, quand ils arrivent, entendent parler des manifestations, ou ils y assistent. Ensuite, ils posent des questions, ils entendent des histoires, et certains se disent que s’ils participent aux manifestations, ça plaira aux indigènes, vous saisissez ? Et plus particulièrement aux jeunes Martiennes, dont on leur a dit qu’elles peuvent être très gentilles, non ?… Très, très gentilles. Alors ils se disent que s’ils donnent un coup de main à tout ça, les jolies filles voudront bien qu’ils les raccompagnent chez elles dans la soirée.
— Allons ! grommela Maya.
— Vous savez, insista-t-il, c’est vraiment comme ça que ça se passe pour certains.
— Et c’est comme ça que Jackie récupère ses nouveaux partisans, évidemment.
— Je ne suis pas sûr que cela ne joue pas aussi en faveur de Nirgal. Et j’ignore également si ces gens font vraiment la distinction entre les deux partis. C’est un point positif, dont vous devriez avoir plus conscience qu’eux.
— Hum…
Elle se rappela que Michel lui avait répété qu’il était important de se battre pour ce qu’elle aimait autant que contre ce qu’elle détestait. Et elle aimait Nirgal, c’était vrai. C’était un jeune homme merveilleux, le meilleur de tous les indigènes. Et il n’était certainement pas juste de mépriser certaines de ces motivations, cette énergie érotique qui entraînait les gens dans les rues des villes… Mais si seulement ils étaient plus sensés. Jackie se démenait pour les lancer dans une autre révolte improvisée, spasmodique, dont les résultats pourraient être désastreux.
— C’est en partie pourquoi les gens vous suivent, Maya.
— Comment ?
— Vous m’avez très bien entendu.
— Allons. Ne faites pas l’idiot.
Mais c’était agréable de le penser. Peut-être pourrait-elle étendre la lutte pour le contrôle jusqu’à ce niveau aussi. Mais elle serait désavantagée. Créer un parti des anciens. En fait, ce qu’ils formaient déjà. C’avait été au centre de sa pensée, à Sabishii – que les issei devaient prendre la tête de la Résistance et la remettre sur les rails. Ils étaient nombreux à avoir sacrifié bien des années de leurs vies à cela. Mais en fait, ça n’avait pas marché. Ils étaient surpassés en nombre. Et la nouvelle majorité était constituée de nouvelles espèces, avec de nouveaux esprits. Les issei ne pouvaient que tenir le tigre par la queue et faire de leur mieux. Elle soupira.
— Fatiguée ?
— Épuisée. Ce travail va me tuer.
— Reposez-vous.
— Quelquefois, quand je parle à tous ces gens, je me sens tellement frileuse, conservatrice, lâche, négative. Je suis toujours en train de dire ne faites pas ci, ne faites pas ça. J’en ai assez. Il m’arrive de me demander si Jackie n’a pas raison.
— Vous plaisantez ? C’est vous qui dirigez ce show, Maya. Vous, Nadia et Nirgal. Et moi. Mais c’est vous qui avez… l’aura. (Il voulait dire : cette réputation de meurtrière.) C’est la fatigue. Prenez du repos. On arrive au laps de temps martien.
Une nuit, Michel la réveilla : de l’autre côté de la planète, les forces de sécurité d’Armscor, supposées intégrées dans Subarashii, avaient pris le contrôle de l’ascenseur au détriment de la police régulière, et dans l’heure de flottement qui avait suivi, un groupe de Mars-Unistes avait tenté de s’emparer du nouveau socle, à l’extérieur de Sheffield. L’attaque avait échoué, le groupe d’assaut avait été largement massacré, et Subarashii avait pris finalement le contrôle de Sheffield, de Clarke, et de tout ce qui se trouvait entre les deux, de même que la plus grande partie de Tharsis. Là-bas, c’était la fin de l’après-midi et une foule énorme avait envahi les rues de Sheffield pour manifester contre la violence, ou bien contre le coup de force de Subarashii, c’était impossible à dire. Abasourdie, Maya regarda avec Michel des unités de la police en combinaison et casque qui dispersaient la manifestation à coups de lacrymogène et de matraque en caoutchouc.
— Quels fous ! s’écria Maya. Pourquoi font-ils ça ? Toutes les forces militaires de la Terre vont nous tomber dessus !
— On dirait qu’ils se dispersent, fit Michel, sans détacher les yeux de l’écran. Qui sait, Maya. Des images comme celles-là peuvent galvaniser les foules. Les autres vont gagner cette bataille, mais ils perdront tout soutien. Et partout.
Maya se répandit sur un canapé en face de l’écran, pas encore assez éveillée pour penser.
— Peut-être. Mais il va devenir encore plus difficile de contenir les gens aussi longtemps que le veut Sax.
Michel rejeta d’un geste cet argument sans se détourner.
— Combien de temps croit-il donc que tu peux tenir ?
— Je ne sais pas.
Les reporters de Mangalavid expliquaient les émeutes comme un mouvement de violence terroriste. Maya grommela. Spencer était devant un autre écran d’IA et il s’entretenait avec Nanao, à Sabishii.
— L’oxygène augmente si rapidement. Il faut qu’un agent sans gènes-suicide ait été libéré. Les niveaux de gaz carbonique ? Oui, ils tombent en proportion égale… Il doit y avoir toute une bande de bactéries vraiment efficaces pour la fixation du carbone, et elles prolifèrent comme de la mauvaise herbe. J’ai interrogé Sax et il s’est contenté de me regarder en clignant des yeux comme d’habitude… À ce stade, la situation lui échappe autant qu’elle échappe à Ann. Et elle est en train de saboter tous les chantiers sur lesquels elle peut tomber.
Quand il eut fini, Maya lui dit :
— Combien de temps Sax veut-il que nous attendions ?
Il haussa les épaules.
— Jusqu’à ce que nous tombions sur ce qu’il considérera comme un déclencheur, je pense. Ou que nous trouvions une stratégie cohérente. Si nous ne parvenons pas à stopper les Rouges et les Mars-Unistes, peu importera ce que veut Sax.
Et les semaines se traînèrent. Une campagne de manifestations de rue commença à Sheffield et Fossa Sud. Maya considérait que ça ne ferait que pousser les métanats à renforcer la sécurité mais Art était pour.
— Il faut que nous fassions connaître à l’Autorité transitoire l’importance de la Résistance pour que, le moment venu, elle ne tente pas, par ignorance, de nous écraser, vous comprenez ? À ce stade, il faut qu’ils se sentent détestés et dépassés en nombre. Bon Dieu, la foule dans les rues est la seule chose qui fasse peur aux gouvernements, si vous voulez savoir !
Qu’elle fût d’accord ou non, elle ne pouvait rien faire. Chaque jour, elle travaillait aussi dur que possible, elle visitait chaque groupe tour à tour, mais ses muscles étaient maintenant tendus comme des câbles et elle avait du mal à trouver le sommeil. Elle ne dormait qu’une ou deux heures avant de se réveiller épuisée à l’approche de l’aube.
Un matin, au printemps de l’hémisphère Nord de M-52, l’année 2127, elle se réveilla plus reposée qu’à l’habitude. Michel dormait encore. Elle s’habilla et sortit seule pour aller se promener sur la grande promenade centrale, devant les cafés du canal. Ce qui était merveilleux dans Burroughs, en dépit des renforcements de sécurité aux portes et aux gares, c’était de pouvoir déambuler librement en ville à certaines heures. Dans la foule, il n’y avait guère de risques d’être repéré. Elle s’installa à une table, commanda du café et des viennoiseries et contempla les nuages qui déferlaient dans le ciel, entre la pente de Syrtis et la digue, à l’est. La circulation d’air sous la tente était rapide, pour compenser l’impression cinétique des vues du ciel. Elle songea qu’il était étrange qu’elle se soit habituée à cette différence entre la course des nuages et le vent qu’on sentait sous les tentes. Dans le pont tubulaire en arche qui reliait Ellis Butte à Hunt Mesa, les gens qui se hâtaient vers leur travail étaient comme une file de fourmis agitées. Ils suivaient le cours de leurs vies normales. Brusquement, elle se leva, régla l’addition et repartit pour une longue promenade. Elle passa entre les rangées blanches des colonnes de Bareiss, traversa Princess Park en direction des nouvelles tentes érigées autour des collines de pingo, dans le secteur des appartements à la mode. Dans cette partie ouest de la ville haute, on avait vue sur tout Burroughs, les arbres et les toits coupés par la promenade et les canaux, les grandes mesas massives comme des cathédrales. Leurs murailles de roche nue étaient faillées et craquelées, marquées de lignes horizontales de fenêtres miroitantes qui étaient le seul indice qu’elles avaient été creusées de l’intérieur ; chacune était une cité, un monde indépendant dressé au-dessus de la plaine rouge, sous l’immense bâche invisible. Elles étaient reliées par des passerelles vertigineuses qui scintillaient d’éclats diaprés comme des bulles de savon. Burroughs était splendide !