Elle rebroussa chemin accompagnée par les nuages, retrouva les ruelles entre les jardins et les grands immeubles, retourna à Hunt Mesa, à leur appartement. Michel et Spencer étaient absents et, longtemps, elle resta debout devant la fenêtre à contempler les flottilles des nuages, essayant de remplacer Michel, de capturer ses états d’âme au lasso pour les ramener vers une sorte de centre plus stable. Des pieds tambourinaient au plafond : un nouveau cours commençait dans le studio de danse. Puis on frappa violemment à la porte. Elle s’avança pour ouvrir, le cœur battant.
C’était Jackie, Antar, Art, Nirgal, Rachel, Frantz et les autres ectogènes de Zygote. Ils se ruèrent dans la pièce en parlant tous en même temps et elle ne comprit rien. Elle les accueillit du mieux qu’elle put, étant donné la présence de Jackie, puis se reprit tout à fait et effaça la haine de son regard, se mit à bavarder à propos de leurs plans, même avec Jackie. Ils étaient à Burroughs pour participer à une manifestation dans le parc du Canal. Le message avait circulé dans toutes les cellules et ils espéraient que de nombreux citoyens non alignés se joindraient quand même à eux.
— J’espère que ça ne va pas provoquer d’autres représailles, dit Maya.
Jackie, bien entendu, lui décocha un sourire triomphant.
— Rappelle-toi, on ne peut jamais revenir en arrière.
Maya leva les yeux au ciel et alla faire bouillir de l’eau, ne serait-ce que pour calmer son amertume. Ils allaient rencontrer les responsables de toutes les cellules de la ville. C’est Jackie qui prendrait la parole au meeting pour les exhorter à la rébellion immédiate, sans stratégie, sans le moindre sens commun. Maya ne pouvait rien y faire – il était trop tard pour lui faire arrêter toutes ces conneries, malheureusement.
Elle prit leurs vêtements, shoota à droite et à gauche pour qu’ils dégagent les pieds des coussins du canapé, avec l’impression d’être un dinosaure perdu chez les mammifères, sous un climat nouveau. Elle était cernée par des créatures rapides et chaudes qui détestaient la voir trotter autour d’elles, qui esquivaient avec agilité ses gros coups de patte et couraient derrière sa queue lourde et lente.
Art accourut pour l’aider à servir le thé, mal soigné et détendu comme d’habitude. Elle lui demanda ce qu’il avait appris de Fort et il lui fit le récit des événements du jour sur Terre. Subarashii et Consolidated étaient attaquées par les armées fondamentalistes qui semblaient avoir formé une alliance, sans doute illusoire puisque les Musulmans et les Chrétiens fondamentalistes continuaient à se haïr et méprisaient les Hindous fondamentalistes. Les grandes métanats s’étaient servies de la nouvelle ONU pour prévenir qu’elles défendraient leurs intérêts avec des forces appropriées. Praxis, Amexx et la Suisse avaient fait appel aux services de la Cour mondiale, de même que l’Inde, mais personne d’autre.
— Au moins, commenta Michel, ils craignent encore la Cour mondiale.
Mais, aux yeux de Maya, le métanatricide dérivait vers une guerre entre les prospères et les « mortels », qui pourrait être encore plus explosive – une guerre totale, au lieu de décapitations.
Elle en discuta avec Art tout en servant les autres. Qu’il fut ou non un espion, Art connaissait bien la Terre et il avait un jugement politique incisif qu’elle appréciait. C’était comme un Frank apprivoisé. Est-ce que cette comparaison était juste ? Il lui rappelait quand même Frank d’une certaine façon. Même si elle ne pouvait préciser pourquoi, elle en éprouvait un plaisir obscur quelque part. Mais elle et elle seule devait trouver quelque ressemblance entre cet homme assoupi et rusé et Frank.
D’autres arrivants débarquèrent : des chefs de cellules et des visiteurs venus de l’extérieur. Maya resta à l’écart et écouta Jackie qui s’adressait à eux. Ils appartenaient tous à la Résistance, se dit Maya, et ils ne représentaient qu’eux-mêmes. Elle était écœurée par la façon dont Jackie utilisait son grand-père comme un symbole, un drapeau qu’elle agitait devant eux. Ça n’était pas John qui lui valait tous ces partisans, mais son travail de drague. Petite salope.
Elle les exhortait avec ses habituelles imprécations incendiaires, proclamant avec enthousiasme la révolution imminente, immédiate, même s’ils ne s’étaient fixé aucune stratégie. Pour ces prétendus Boonéens, Maya n’était que la vieille maîtresse du grand homme, et peut-être même celle qui était à la base de son assassinat : un fossile bizarre, historiquement gênant, une bête à désir, comme Hélène de Troie rappelée par Faust, étrange et insubstantielle. Ach ! Exaspérant ! Mais elle conservait un air calme, elle allait et venait entre le living-room et la cuisine, la tête bien droite, avec les gestes que l’on attend d’une ancienne maîtresse : elle mettait chacun à l’aise, proposait à manger et à boire. À ce stade, elle n’avait plus rien d’autre à faire.
Un instant, elle se tint dans la cuisine, contemplant les cimes des arbres. Elle avait perdu toute influence sur la Résistance, à supposer qu’elle en ait eu. Toute la chose allait éclater avant que Sax et ceux qui comptaient soient prêts. Et Jackie continuait à déclamer son discours fiévreux, à organiser une manifestation qui allait drainer dans le parc… qui sait ?… Dix mille personnes ? Cinquante mille ? Qui pouvait le dire ? Si la sécurité répondait avec des lacrymogènes, des matraques et des balles en caoutchouc, il y aurait des blessés, peut-être des morts. Tués sans aucun but stratégique. Ils auraient pu vivre un millier d’années. Et Jackie continuait, transportée, ardente, telle une flamme. Le soleil, à présent, brillait dans une échancrure de nuages. Il était grand et menaçant, argenté. Art entra dans la cuisine, s’assit devant la table et activa son IA, penchant le visage sur l’écran.
— Je viens de recevoir une note de Praxis sur mon bloc de poignet.
Son nez effleurait l’écran.
— Est-ce que vous êtes hypermétrope ? demanda Maya, irritée.
— Je ne le pense pas… Oh, bon Dieu ! Crac-boum ! Est-ce que Spencer est dans le coin ? Il faut qu’il rapplique ici.
Maya alla jusqu’au seuil et fit signe à Spencer. Jackie ne remarqua rien et continua de pérorer. Spencer s’assit à côté d’Art qui, lui, s’était rejeté en arrière, la bouche ouverte et les yeux ronds. Spencer lut l’écran durant cinq secondes, puis se tourna vers Maya avec une expression étrange.