— C’est ça !
— Ça quoi ?
— Le déclencheur.
Maya s’approcha et lut par-dessus son épaule, en s’accrochant à lui avec une sensation bizarre d’apesanteur. Plus question de détourner l’avalanche. Elle avait fait son travail, tout simplement. À l’instant de l’échec, le destin venait de se retourner.
Nirgal entra dans la cuisine pour demander ce qui se passait, attiré par leurs murmures. Art le lui dit et son regard s’illumina. Il était incapable de maîtriser son excitation.
— C’est vrai ? demanda-t-il à Maya.
Elle aurait pu l’embrasser. Mais elle se contenta d’acquiescer, préférant ne rien dire. Elle retourna dans le living. Jackie était toujours plongée dans son exhortation et c’est avec un infini plaisir que Maya l’interrompit :
— La manifestation est annulée.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? jeta Jackie, surprise et irritée. Pourquoi ?
— Parce qu’elle est remplacée par une révolution.
DIXIÈME PARTIE
Changement de phase
1
Ils faisaient du surf pélican lorsque les apprentis qui sautaient sur la plage les prévinrent qu’il se passait quelque chose d’anormal. Ils revinrent tous se poser sur la plage humide et apprirent les nouvelles. Une heure après, ils étaient à l’aéroport et décollaient dans un petit avion spatial Skunkworks. Ils mirent cap au sud et, lorsqu’ils plafonnèrent à cinquante mille pieds, ils se trouvaient quelque part au-dessus du Panama. Le pilote redressa alors l’avion, lança les fusées, et les trois passagers qui se trouvaient derrière lui et le copilote dans le cockpit furent écrasés dans leurs grands fauteuils anti-g pendant quelques minutes. Par les hublots, ils pouvaient voir l’enveloppe de l’avion. Elle avait l’éclat de l’étain et devenait ardente. Très vite, elle fut d’un jaune intense avec une touche de bronze et se fit de plus en plus brillante, jusqu’à ce qu’ils ressemblent à Shadrach, Meschach et Abednego[79] assis ensemble dans la fournaise, indemnes.
Quand l’enveloppe perdit de son éclat, le pilote stabilisa l’appareil. Ils étaient alors à cent quarante kilomètres au-dessus de la Terre, ils pouvaient observer l’Amazone et la magnifique échine courbe des Andes. Ils volaient vers le sud, et l’un des passagers, un géologue, leur en dit un peu plus sur la situation.
— La couche glaciaire de l’Antarctique Ouest reposait sur un fond rocheux qui est en dessous du niveau de la mer. C’est une plaque continentale, pas le fond de l’océan, et sous l’Antarctique Ouest, c’est une sorte de bassin avec un champ d’activité géothermique intense.
— Dans l’Antarctique Ouest ? s’étonna Fort en plissant les yeux.
— C’est la moitié la plus réduite, avec la péninsule qui pointe vers l’Amérique du Sud, et la banquise de Ross. La couche glaciaire de l’ouest se situe entre les montagnes de la péninsule et les montagnes transantarctiques, au milieu du continent. Regardez : j’ai apporté un globe.
Il sortit de sa poche un globe gonflable, un jouet d’enfant, souffla dedans et le fit passer aux autres.
— La couche de glace, là, reposait sur le fond rocheux, comme je vous l’ai dit, sous le niveau de la mer. Mais le sol est tiède, et il existe des volcans sous la glace, ce qui fait qu’elle fond en partie. L’eau se mélange aux sédiments des volcans pour former une substance que l’on appelle le till. Elle a plus ou moins la consistance d’une pâte dentifrice. La glace se déplace plus rapidement au-dessus du till, et c’est ainsi qu’à l’intérieur de la couche de l’ouest des courants de glace se sont formés, comme des glaciers rapides dont les bords sont constitués de glace plus lente. Le courant glaciaire B avançait à raison de deux mètres par jour, par exemple, alors que la glace environnante ne bougeait que de deux mètres par an. B était large de cinquante kilomètres et profond d’un kilomètre. Ce qui faisait de lui un sacré fleuve, qui se déversait dans la banquise de Ross avec une demi-douzaine d’autres courants. (Il désigna ces courants invisibles sur le globe.) Maintenant, à l’endroit où les courants et la couche glaciaire en général se sont détachés du fond rocheux pour flotter sur la mer de Ross, nous avions ce que nous appelons la ligne de talonnement.
— Ah ! fit un ami de Fort. Le réchauffement global ?
Le géologue secoua la tête.
— Notre réchauffement global n’a eu que peu d’effet sur tout ça. Il a élevé un peu les températures et le niveau de la mer, mais s’il n’y avait que cela, la différence ne serait pas très importante. Le problème, c’est que nous nous trouvons encore dans la période de réchauffement interglaciaire qui a débuté à la fin de la dernière période glaciaire, et ce réchauffement envoie ce que nous appelons une impulsion thermique à travers les couches de glace polaires. Cette impulsion se déplace depuis huit mille ans. À présent, un des volcans sous-glaciaires est entré en éruption. Une éruption majeure. Qui a commencé il y a trois mois environ. La ligne de talonnement a déjà commencé à reculer il y a quelques années et elle est en accélération. Elle est à proximité du volcan en éruption. Il semble que l’éruption ait rapproché la ligne de talonnement du volcan, et l’eau de mer coule entre la couche de glace et le fond rocheux, droit vers un point d’éruption actif. La couche de glace est en train de se briser. Elle se soulève et glisse vers la mer de Ross, portée par les courants.
Ses auditeurs avaient les yeux fixés sur le petit globe gonflable. Ils survolaient alors la Patagonie. Il répondit à leurs questions en désignant divers points du globe. Ce phénomène s’était déjà produit auparavant, expliqua-t-il, et plus d’une fois. L’Antarctique Ouest avait été tour à tour un océan, une terre sèche, ou une couche glaciaire, bien des fois au cours des millions d’années postérieures au mouvement tectonique qui avait fixé le continent dans cette position. Et divers points d’instabilité étaient apparus pendant ces changements de température à long terme — « des déclencheurs d’instabilité », expliqua le géologue. Ils suscitaient des changements drastiques en quelques années.
— En ce qui concerne les géologues, ces phénomènes climatologiques sont pratiquement instantanés. De même, nous trouvons dans la couche glaciaire du Groenland la preuve que nous sommes passés de la glaciation à l’interglaciation en trois années.
Il secoua la tête.
— Et ces surrections de la couche glaciaire ? demanda Fort.
— Eh bien, nous pensons qu’elles se représentent typiquement tous les deux cents ans, ce qui est remarquablement bref, ne l’oubliez pas. Un événement déclencheur. Mais cette fois, il est aggravé par l’éruption volcanique. Regardez, voici la Ceinture Banane[80].
Il tendit le doigt vers la Terre et, de l’autre côté du détroit de Drake, ils distinguèrent une étroite péninsule glacée qui pointait dans la même direction que le coccyx de la Terre de Feu.
Le pilote inclina l’avion sur la droite, puis plus doucement sur la gauche, entamant un grand virage paresseux. Ils purent alors observer l’image familière de l’Antarctique comme sur les photos satellite, mais les couleurs étaient brillantes et animées : le bleu cobalt de l’océan, la chaîne de marguerites des systèmes cycloniques qui tournoyaient au nord, la texture vernissée que le soleil lançait sur l’eau, l’immense masse scintillante de la banquise, et les flottilles d’icebergs minuscules, si blancs dans tout ce bleu.
80
La Terre de Graham, prolongée par les îles Shetland du Sud et les Orcades du Sud, où sont regroupées une majorité de stations géophysiques.