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Mais la forme en Q du continent était étrangement tachetée dans la région qui se situait derrière la virgule de la péninsule, avec des failles béantes bleu-noir dans le blanc. La mer de Ross était encore plus fracturée, par de longs fjords bleus comme l’océan et des failles de couleur turquoise. Au large de la mer de Ross, flottant vers le Pacifique Sud, ils découvrirent des icebergs tabulaires qui semblaient autant de fragments du continent partant à la dérive. Le plus grand semblait excéder les dimensions de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande.

Après qu’ils se furent mutuellement montrés les grands icebergs et les détails des fractures de la couche glaciaire ouest (le géologue leur désigna l’emplacement du volcan, mais rien n’apparaissait en surface), ils se rassirent et se contentèrent de regarder.

— Voici la banquise de Ronne, annonça le géologue après un instant. Et la mer de Weddell. Il y a des glissements en profondeur ici également. Plus haut se trouvait Mc Murdo, sur le côté opposé de la banquise de Ross. La glace a été repoussée à travers la baie et a emporté la base.

Le pilote entamait une deuxième boucle au-dessus du continent.

— Rappelez-nous donc l’effet que tout cela aura, suggéra Fort.

— Eh bien, les modèles théoriques montrent que le niveau des mers va augmenter de six mètres.

— Six mètres !

— Il faudra plusieurs années avant qu’il atteigne ce seuil, mais c’est en route. D’ici à quelques semaines, cette rupture catastrophique va faire monter le niveau de deux à trois mètres. Ce qui subsiste de la couche se mettra à dériver dans quelques mois, ou quelques années, et ça ajoutera encore trois mètres.

— Mais comment cela peut-il gonfler autant l’océan ?

— Ça fait beaucoup de glace.

— Mais pas autant que ça !

— Mais si. La plus grande réserve d’eau du monde se trouve là, immédiatement en dessous. Heureusement pour nous, la couche glaciaire de l’Antarctique Est, elle, est solide et stable. Si elle glissait, le niveau des mers augmenterait de soixante mètres.

— Six mètres, ça fait déjà beaucoup, dit Fort.

Ils achevaient une nouvelle boucle et le pilote lança :

— Nous devrions rentrer.

Fort s’écarta du hublot.

— C’est fini pour toutes les plages du monde. Je pense que nous ferions bien de rassembler nos affaires.

2

Quand la seconde révolution martienne commença, Nadia se trouvait dans le canyon supérieur de Shalbatana Vallis, au nord de Marineris. On peut dire qu’en un certain sens ce fut elle qui la fit éclater.

Elle avait momentanément quitté Fossa Sud pour superviser le bâchage de Shalbatana, qui était semblable à ceux d’Hellas : une longue tente déployée sur une écologie tempérée, avec un ruisseau dans le fond du canyon. Dans ce cas précis, il était alimenté par le pompage de l’aquifère de Lewis, à cent soixante-dix kilomètres au sud. Shalbatana se composait d’une longue série de S, ce qui faisait que le plancher de la vallée était particulièrement pittoresque et la construction du toit plus compliquée.

Néanmoins, Nadia n’avait accordé qu’une partie de son attention à ce chantier. Elle se préoccupait surtout des événements en cascade qui se passaient sur Terre. Elle était chaque jour en liaison avec son groupe de Fossa Sud, avec Art et Nirgal à Burroughs, et elle était informée des récentes nouvelles. Elle s’intéressait plus particulièrement aux activités de la Cour mondiale, qui tentait de s’interposer en arbitre dans le conflit en pleine aggravation entre les métanats de Subarashii, le Groupe des Onze et Praxis, la Suisse l’Alliance Sino-Indienne. Cette tentative avait paru très menacée par les émeutes des fondamentalistes et les préparatifs des métanats pour se défendre. Et elle en avait conclu que les choses, sur Terre, allaient entamer une autre spirale vers le chaos.

Mais toutes ces crises devinrent insignifiantes quand Sax l’appela pour lui apprendre l’effondrement de la couche glaciaire de l’Antarctique Ouest. Elle avait reçu son message dans l’une des caravanes du chantier. Elle ne quittait pas le petit visage sur son écran.

— Qu’est-ce que tu entends par effondrement ?

— La couche s’est détachée du socle rocheux. Un volcan est entré en éruption. Et les courants océaniques brisent la banquise.

Il lui envoya une image vidéo, celle de Punta Arena, une ville portuaire du Chili, dont les docks et les rues avaient été submergés. Puis une autre de Port Elizabeth, en Azanie, où la situation était la même.

— Ça se propage à quelle vitesse ? demanda Nadia. Comme un raz de marée ?

— Non. Disons plutôt comme une marée très importante. Et qui ne se retirera pas.

— Ce qui laisse le temps pour une évacuation, mais pas assez pour construire quoi que ce soit. Tu as dit six mètres ?

— Mais pas avant quelques mois… personne n’en est certain. J’ai vu des estimations selon lesquelles un quart de la population devrait être touché.

— Je le crois. Oh, Sax…

Une débandade mondiale vers les terrains en altitude. Elle fixait l’écran et prenait peu à peu conscience de l’ampleur de la catastrophe.

Les villes côtières allaient être balayées sous six mètres d’eau ! Elle avait du mal à imaginer qu’il pût exister une masse glaciaire assez énorme pour augmenter le niveau des océans de la Terre ne serait-ce que d’un mètre – mais six ! C’était la preuve impressionnante, s’il en était besoin, que la Terre n’était pas si grande après tout. Ou alors que la banquise de l’Antarctique Ouest était énorme. Après tout, elle avait couvert un tiers d’un continent et, selon les rapports, elle était épaisse de trois kilomètres. Ce qui faisait beaucoup de glace. Sax lui parlait de la glace de l’Antarctique Est, qui apparemment n’était pas menacée. Elle secoua la tête pour s’évader de son bavardage et se focalisa sur les informations. Le Bangladesh devrait être totalement évacué, ce qui représentait trois cents millions d’habitants, sans parler des villes du littoral de l’Inde, comme Calcutta, Madras et Bombay. Puis ce serait le tour de Londres, Copenhague, Istanbul, Amsterdam, New York, Los Angeles, la Nouvelle-Orléans, Miami, Rio, Buenos Aires, Sydney, Melbourne, Singapour, Hong Kong, Manille, Djakarta, Tokyo… pour ne citer que les plus importantes. Des populations nombreuses vivaient sur les côtes, dans ce monde qui souffrait déjà du surpeuplement et d’une diminution dramatique de ses ressources. Toutes sortes de sources de ravitaillement essentielles allaient être noyées dans l’eau salée.

— Sax, dit Nadia, nous devrions les aider. Pas seulement…

— Nous ne pouvons pas faire grand-chose. Et nous pourrons le faire mieux si nous sommes libres. Ça vient en premier.

— Tu me le jures ?

— Oui, fit-il, l’air surpris. Je veux dire… je vais faire mon possible.

— C’est ce que je te demande. (Elle réfléchit brièvement.) Tout est prêt de ton côté ?