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Nadia fut arrachée à sa concentration par la soudaine apparition d’un immense train transplanétaire sur la piste voisine. Ils glissaient paisiblement sur le plateau bossué d’Ophir quand l’express de trente voitures passa près d’eux. Mais il ne ralentit pas, et il était impossible de savoir qui se trouvait derrière les fenêtres opacifiées. Il disparut très vite à l’horizon.

Les infos se poursuivaient sur un rythme frénétique. Les reporters étaient à l’évidence stupéfiés par les événements de la journée – des émeutes à Sheffield, des arrêts de travail dans Fossa Sud et Hephaestus – et leurs comptes rendus se suivaient si rapidement que Nadia finissait par douter de leur authenticité.

Quand ils atteignirent Underhill, ce sentiment d’irréalité ne la quitta pas pour autant : la vieille colonie endormie, à demi abandonnée, était maintenant grouillante d’activité, comme dans l’année M-1. Des sympathisants de la Résistance étaient accourus durant toute la journée des petites colonies de Ganges Catena, d’Hebes Chasma et de la muraille nord d’Ophir Chasma. Les Bogdanovistes locaux avaient apparemment organisé une marche sur la petite unité de l’ATONU cantonnée à la gare. Ce qui avait abouti à un blocage devant la gare, sous la tente qui recouvrait l’ancienne arcade et le quadrant original des caveaux, qui semblaient maintenant tellement exigus, tellement surannés.

Quand Nadia débarqua du train, elle se retrouva au milieu d’une discussion violente entre un homme muni d’un porte-voix, encadré par vingt gardes du corps, et la foule turbulente. Elle sauta sur le quai et se précipita entre les émeutiers et le chef de gare et ses hommes. Elle réquisitionna le porte-voix d’une jeune femme et lança dans le même instant :

— Monsieur le chef de gare ! Monsieur le chef de gare !

Elle répéta cette phrase en anglais et en russe plusieurs fois jusqu’à ce que chacun comprenne qui elle était. Son équipe s’était infiltrée dans la foule et, dès qu’elle vit qu’ils étaient tous en position, elle s’avança droit vers le groupe d’hommes et de femmes en gilets pare-balles. Le chef de gare était un ancien de Mars au visage buriné, marqué de cicatrices au front. Ses jeunes collègues arboraient l’insigne de l’Autorité transitoire et avaient l’air apeurés. Nadia lâcha le porte-voix.

— Je m’appelle Nadia Cherneshevsky. J’ai construit cette ville. Et maintenant, nous allons en prendre le contrôle. Vous travaillez pour qui ?

— L’Autorité transitoire des Nations unies, dit l’homme d’un ton ferme en la dévisageant comme si elle venait de surgir de la tombe.

— Mais vous dépendez de quelle unité ? De quelle métanationale ?

— Nous sommes une unité de Mahjari.

— Mahjari travaille avec la Chine, maintenant, la Chine travaille avec Praxis, et Praxis travaille avec nous. Nous sommes du même bord, mais vous ne le savez pas encore. Et quoi que vous en pensiez, nous sommes supérieurs en nombre. (Elle cria à l’adresse de la foule.) Que tout le monde lève la main !

Ils obéirent tous. Et ceux de son équipe braquaient leurs paralyseurs, leurs fusils-soudeurs et leurs pistolets à clous.

— Nous ne voulons pas d’effusion de sang, déclara Nadia au groupe de plus en plus compact. Nous ne voulons même pas vous faire prisonniers. Il y a un train à quai. Vous pouvez le prendre et rejoindre Sheffield et le reste de votre équipe. Là-bas, vous en apprendrez plus sur le nouvel état des choses. C’est ça, ou bien nous faisons sauter la gare. De toute façon, nous avons le contrôle de la situation, et il serait stupide que quiconque soit tué alors que cette révolte est d’ores et déjà un état de fait. Prenez ce train. Je vous conseille vraiment de retourner à Sheffield et, si vous le voulez, d’emprunter l’ascenseur. Mais si vous souhaitez travailler pour une Mars libre, vous pouvez vous joindre à nous dès maintenant.

Elle affronta sereinement le regard de l’homme, plus apaisée que jamais. L’action était un tel soulagement. Le chef de gare pencha la tête pour échanger quelques phrases avec les membres de son équipe pendant cinq minutes. Quand il regarda de nouveau Nadia, ce fut pour dire :

— Nous allons prendre le train.

Et c’est ainsi qu’Underhill fut la première ville libérée.

Cette nuit-là, Nadia se rendit jusqu’au parking des caravanes, situé près de la paroi de la nouvelle tente. Les deux caravanes qui n’avaient pas été transformées en labos avaient conservé l’ancien équipement et, après en avoir fait le tour et déambulé dans les caveaux et le quartier de l’Alchimiste, elle retourna finalement dans celle où elle avait vécu au tout début et se laissa tomber sur un matelas avec une sensation de fatigue pesante.

C’était tellement étrange de se retrouver ainsi étendue au milieu de tous ces fantômes, à essayer de retrouver ce temps lointain. Trop étrange : malgré sa fatigue, elle ne trouva pas le sommeil et, à l’approche de l’aube, elle eut une vision brumeuse. Elle s’inquiétait de l’ouverture des caissons largués par les fusées de transport. Elle devait aussi programmer les robots de construction et appeler Arkady sur Phobos. Elle bascula même dans le sommeil à un instant, un sommeil pénible, jusqu’à ce qu’un picotement dans son doigt fantôme la réveille.

Elle se redressa avec un gémissement. Il était difficile d’imaginer qu’elle se réveillait dans un monde en turbulence, avec des millions de gens qui attendaient ce que la journée allait leur apporter. Elle promena le regard sur cette pièce confinée où elle avait vécu et il lui sembla soudain que les murs bougeaient – qu’ils puisaient doucement. C’était une sorte de vision double, comme si elle voyait à travers une visionneuse stéréo sous la clarté basse du matin. Les quatre dimensions lui apparaissaient en même temps dans une lumière hallucinatoire et vibrante.

3

Ils prirent leur petit déjeuner dans les caveaux, dans la grande salle ou Ann et Sax s’étaient jadis querellés à propos des avantages du terraforming. Sax avait remporté la bataille, mais Ann était toujours en train de combattre sur cette planète, comme si les choses n’avaient pas été décidées depuis longtemps.

Nadia se concentra sur le présent, sur son écran d’IA et le flot des informations de ce samedi matin. Le haut de l’écran était occupé par Maya qui émettait depuis son refuge de Burroughs, et le bas par les rapports de Praxis en provenance de la Terre. Maya jouait les héroïnes comme toujours, vibrante d’appréhension, impérieuse, distribuant ses ordres à tous pour qu’ils se conforment à sa vision des choses, hagarde mais néanmoins fébrile, tournant à son rythme intérieur. Nadia l’écouta décrire les événements récents tout en mâchant méthodiquement, à peine consciente du goût délicieux du pain d’Underhill. À Burroughs, c’était déjà l’après-midi et la journée avait été particulièrement active. Toutes les cités de Mars étaient agitées. Sur Terre, l’ensemble des zones côtières était inondé et les déplacements en masse provoquaient le chaos à l’intérieur des terres. La nouvelle ONU avait condamné les émeutiers de Mars en les qualifiant d’opportunistes sans cœur qui tiraient avantage de ces catastrophes sans précédent pour imposer leur cause égoïste.

— C’est vrai, dans le fond, remarqua Nadia à l’adresse de Sax.

Il venait d’arriver du cratère Da Vinci.

— Je suis sûre qu’ils vont retenir ça contre nous.

— Pas si nous les aidons à s’en sortir.

— Hum…

Elle lui proposa du pain en le dévisageant avec insistance. En dépit de la transformation de ses traits, il ressemblait de plus en plus au Sax qu’elle avait connu, au fil des jours. Impassible, il clignait des yeux en observant la salle en brique. Il semblait que la révolution était le dernier de ses soucis.